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recul de la civilisation

quatorzième siècle, la population anglaise devait être d’environ quatre millions, mais la guerre de Cent ans, la lutte continuelle sur la marche d’Ecosse, la misère et la peste firent de nouveau la solitude, et le nombre des habitants tomba probablement au-dessous du niveau indiqué par les registres du Domesday-book[1].

Le recul de civilisation qui se manifesta pendant les deux siècles de massacres, de misère et de dépeuplement fut si considérable que les objets de confort et de luxe employés pendant l’époque normande furent complètement oubliés. Ainsi les pairs d’Angleterre recommencèrent à manger avec leurs doigts, et quand les fourchettes réapparurent sur les tables, pendant le règne d’Elisabeth, on parla de ces instruments comme de véritables découvertes[2]. Pourtant dès la fin du dixième siècle, un théologien éminent raconte avec horreur que la sœur d’un empereur d’Orient, ayant épousé le fils d’un doge de Venise, employait des petites fourches pour porter les aliments à sa bouche : luxe insensé qui appelait bientôt le courroux céleste sur terre, puisqu’ils moururent de la peste quelques années après !

Le brigandage était devenu la grande industrie des campagnes. Le danger des attaques à main armée avait fait voter une loi (1285) d’après laquelle les seigneurs, les communes, et autres propriétaires étaient tenus d’abattre toutes haies, broussailles et forêts jusqu’à deux cents pieds de distance, de chaque côté des chemins menant d’un bourg de marché à un autre. Le possesseur des terrains que traversaient les routes était considéré comme responsable de tout crime de violence accompli là où l’on avait négligé le travail de déboisement riverain[3].

Les conditions de la tenure du sol avaient changé et la situation du pauvre peuple empirait. Le caprice et l’avidité des seigneurs ne laissaient aux paysans que la routine de leur culture : tout était réglé dans le travail agricole. Une part de la terre était divisée en petits lots ayant chacun sa demeure familiale, bien délimitée par une clôture en bois ou la haie vive, le ton ou tun, origine première de tant de towns ou de cités[4]. Une deuxième partie du sol était également soumise à la culture, mais non au profit de familles distinctes ; le labeur s’y faisait au bénéfice collectif de la communauté. Ce champ

  1. W. Denton, England in the fifteenth Century, pp. 128, 129.
  2. Même ouvrage, p. 51.
  3. Même ouvrage, p. 171.
  4. Emile de Laveleye, Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1870.