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l’homme et la terre. — les monarchies

pour la revendication des libertés d’autrefois. Les princes pouvaient tout se permettre : tout leur était pardonné d’avance. C’est ainsi que Philippe l’Asseuré, cynique impitoyable et cruel, devint Philippe le « Bon » dans la mémoire du peuple qui se goinfrait avec lui.

Dans la situation très humiliée où se trouvaient les rois de France, les riches et fastueux vassaux bourguignons devaient naturellement intervenir en patrons, en protecteurs, et peu s’en fallut qu’ils ne devinssent les véritables maîtres : ils s’allièrent aux Anglais et le partage de la France paraissait inévitable. Dans Paris même, les partis se disputaient la domination de la rue. En une nouvelle bataille, Azincourt (1415), ce qui restait de la folle chevalerie française se fit battre honteusement par des manants à pied, comme l’avaient fait leurs pères à Crécy et à Poitiers, puis, aidés par la reine même, les Anglais entrèrent dans Paris (1418). La Loire était devenue la seule ligne défensive du royaume qui avait été si puissant sous Philippe-Auguste. On évalue aux deux tiers la diminution qu’eut à subir la population de la France pendant la guerre de Cent ans[1]. De vastes étendues avaient été changées en solitudes, villes et villages par centaines avaient disparu sous la brousse, et la bête sauvage y avait remplacé l’homme. Et pourtant la paix ne venait pas encore ! Les prodigieuses victoires des Anglais n’avaient servi qu’à prolonger la guerre en leur faisant espérer le triomphe final, à les encourager dans cette entreprise impossible : réduire une contrée trop vaste pour eux, où leurs forces finissaient par s’égarer et se perdre.

Ce que la France eut à souffrir pendant cette période est indicible : la population se trouvait en entier poussée vers la folie. A Paris, plus de vingt mille maisons abandonnées tombaient en ruines ; les métiers ne battaient plus dans les villes industrielles, le travail était partout délaissé ; la vie était devenue si incertaine qu’on ne la demandait plus à un labeur désormais illusoire et qu’on en était venu à la disputer aux loups. Les pestes passaient et repassaient sur le peuple, laissant la terreur derrière elles. Les désespérés se firent malandrins ou sorciers. On vit en certains districts les paysans sur le point de « se donner au diable », espérant en effet que l’Eternel ennemi, le dieu du mal et de l’enfer leur serait moins dur que le « bon Dieu »[2] ! « Mettons-nous en la main du Diable,

  1. W. Denton, England in the fifteenth Century, p. 82.
  2. Journal d’un Bourgeois de Paris, année 1421, — cité par Raoul Rosières, Recherches critiques sur l’Histoire religieuse de la France, pages 411 et suivantes.