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jacqueries et effrois

combien d’autres « effrois » succédèrent dans les chaumières des paysans !

Plus important et encore moins connu fut le soulèvement des Tuchins — « Tue-chiens, ceux qui sont réduits par une misère extrême à tuer des chiens pour se nourrir »[1] — qui couva dans les districts de Saint-Flour et de Mauriac. Répondant aux exactions d’un duc de Berry, ce mouvement ensanglanta la Haute Auvergne dès 1363, s’étendit à tout le Midi, de Beaucaire au Poitou, et fut noyé dans le sang en 1384.

La désorganisation de la France, que l’Angleterre menaçait de toutes parts, au nord, directement par ses armées, au sud par ses vassaux, et qui se trouvait en état continuel de guerre civile entre citadins, paysans et seigneurs, cette désorganisation fut singulièrement hâtée par la scission que lui fit subir la constitution du duché de Bourgogne en un grand État réellement indépendant. Le centre de gravité des Gaules semblait s’être reporté à l’est de la Loire et de la Seine, dans le bassin de la Saône supérieure, et c’est autour de ce centre que, par le hasard des alliances, des successions et des entreprises féodales, vinrent s’agréger les terres les plus disparates, n’ayant entre elles aucune affinité par leurs populations au point de vue de l’origine, de la langue ou de l’idéal politique, sous la domination de Philippe de Bourgogne devenu par son mariage (1369) souverain des Flandres. Ce vaste royaume, formant une longue bande du sud-est au nord-ouest, rappelait par sa disposition générale et par son incohérence naturelle l’ancien empire de Lothaire, démembré si rapidement par d’inévitables guerres. En soi, l’ensemble de possessions féodales que l’on appelait la Bourgogne était un véritable monstre géographique, le type de ces formations bizarres, qui, ne tenant aucun compte de la configuration physique des contrées, des conditions ethniques et de la volonté des habitants, jetaient en un désordre chaotique les duchés et les comtés, les seigneuries et les terres franches avec leurs institutions, leurs lois, leurs coutumes différentes, leurs centres d’attraction distincts et leurs ferments de haines héréditaires. La Bourgogne, prise dans un sens provincial, comme pays des Burgondes et des modernes Bourguignons, c’est-à-dire la vallée de la Saône et les versants des hauteurs environnantes, est une région naturelle, organi-

  1. Marcellin Boudet, la Jacquerie des Tuchins.