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l’homme et la terre. — les monarchies

de donner le pain et le vin, même le baiser de paix, à celui qui, par accident, aurait été le meurtrier d’un frère. Dans leurs réunions ils devaient toujours se présenter sans armes.

Mais contre l’ennemi, les jurés s’armaient et s’équipaient avec soin, et tout d’abord remportèrent de grandes victoires. En 1183, les jurés d’Auvergne massacrent trois mille malandrins, puis, bientôt après, dans le Bourbonnais, ils en égorgent dix mille. Devenus forts, ils ne se bornèrent plus à détruire le brigandage et, s’adressant aux seigneurs et aux évêques, réclamèrent aussi que justice leur fût rendue. En un manifeste, que l’Eglise a déchiré comme impie, « ce peuple sot et indiscipliné, ayant atteint le comble de la démence, osa signifier aux comtes, vicomtes et autres princes qu’il leur fallait traiter leurs sujets avec plus de douceur… » Un contemporain constate que « les seigneurs n’osaient plus exiger de leurs hommes que les redevances légales : ils en étaient réduits à se contenter de ce qui leur était dû…; par l’effet de cette invention diabolique, il n’y avait plus ni crainte, ni respect des supérieurs. Les jurés s’efforçaient de conquérir la liberté, disant qu’ils la tenaient des premiers hommes. »[1]. A leur tour, les puissants de ce monde se retournent contre les pacifiques, ils font alliance avec les routiers et partout réduisent les paysans à merci. Le brigandage redevint florissant, et « une notable partie de la France retomba sous le régime de la terreur et de la désolation qui était pour elle l’état normal ».

Parmi tant d’autres révoltes de paysans dans toutes les contrées de l’Europe féodale, la « Jacquerie » proprement dite ne fut qu’une commotion de très courte durée, comme un de ces prodigieux incendies qui parcourent en quelques heures une savane immense. Non préparée, aussitôt écrasée, cette insurrection soudaine ne dura qu’une quinzaine de jours, un mois en comptant les tueries de paysans, et pourtant cette brève fulguration resta dans la mémoire du peuple un des grands événements de la vie nationale. Les massacres commandés par le roi ou par les seigneurs féodaux n’étonnaient personne, et les chroniqueurs du temps les racontent comme chose naturelle, mais une révolte de laboureurs contre les nobles frappa les imaginations comme une sorte de prodige. Dans une société plus respectueuse de la personne humaine, il eût au contraire paru des plus étrange que ces malheureuses gens

  1. Chroniqueur anonyme de Laon, cité par A. Luchaire, Grande Revue, mai 1900.