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l’homme et la terre. — les monarchies

en avant ne pourra être juré de la ville[1]. » Combien tout aurait rapidement changé si Bordeaux, qu’un géographe arabe de l’époque appelle la capitale de l’Angleterre, avait cessé d’être un enjeu dans la lutte entre les deux nations. Aussi les bourgeois prenaient-ils leurs précautions et se prémunissaient-ils contre les conséquences fatales qu’aurait pu avoir à leur endroit la conquête définitive de la France par les Anglais. Ils exigèrent donc d’Édouard III que, si lui parvenait jamais à saisir la couronne de France, eux resteraient toujours attachés directement au royaume d’Angleterre. De même que la grande commune libre, les autres communes de Guyenne, les « filleules », demandaient aussi le maintien des institutions qui les gardaient séparées de leurs voisines françaises : la charte de l’une d’elles, Bazas, contient même des extraits de la loi anglaise de l’habeas corpus[2]. En 1379, Bordeaux était déjà bloquée par les Français du côté de la terre, lorsque toutes les villes-communes des bords de la Garonne et de la Dordogne, depuis Saint Macaire et Castillon jusqu’à Blaye, se liguèrent pour sauver la métropole et la garder à l’Angleterre.

Les batailles de Crécy (1346) et de Poitiers (1356), puis au siècle suivant, celle d’Azincourt (1415) présentent une telle ressemblance que l’on croirait y voir une seule et même rencontre. Dans ces trois journées, Français et Anglais paraissent appartenir et appartiennent en effet à des époques différentes. Les premiers sont encore dans l’âge des romans de chevalerie : chacun des preux, vivant dans son rêve, veut agir à sa guise, sûr de disperser devant lui la tourbe des manants ; les Anglais, au contraire, entrés dans l’ère du raisonnement, tâchaient de procéder avec science dans leur campagne : ils attendaient prudemment le choc et, de concert, écrasaient les assaillants, repoussés en désordre. La vanité des nobles français, représentants par excellence de la chevalerie dans sa décrépitude, comme ils l’avaient été dans sa fleur, le sot amour-propre des gens cuirassés de fer avaient pris de telles proportions que les malheureux se ruaient à leur propre perte, entraînant dans leur ruine la France elle même. Tandis que les armées des Flandres et de l’Angleterre tiraient leur force principale de leurs hallebardiers, archers, porteurs de maillets ou de piques, les arrogants chevaliers français jugeaient indigne d’eux de s’adjoindre un corps de troupes prises dans la roture, ou bien, lorsqu’ils étaient accompagnés dans la guerre par cette

  1. D. Brissaud, ouvrage cité, p. 127.
  2. Même ouvrage, p. 263.