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l’homme et la terre. — les monarchies

conquises, les chefs donnaient aux bandes armées des Juifs à massacrer ; lorsque les guerres civiles étaient à craindre, on avait soin, comme de nos jours en Russie, de guider, de canaliser la fureur populaire en poussant les faméliques loin des riches abbayes et des somptueux châteaux vers les comptoirs des Juifs maudits ; mais à moins qu’on eût des vengeances personnelles à exercer, on se gardait bien de désigner à la foule les riches usuriers ou collecteurs de taxes, qui plaçaient à gros deniers l’argent des nobles et des prêtres. Comme étranger de race et de religion, le Juif était haï, mais comme agent d’affaires il était indispensable : telle fut l’origine de la théorie juridique d’après laquelle le Juif fut considéré comme « serf » du roi et des seigneurs. Sur une grande étendue du monde féodal, chaque seigneur avait son Juif, comme il avait son tisserand, son forgeron. Le Juif était une véritable propriété qui s’inféodait, que l’on vendait, et qui lui-même ne pouvait avoir aucun bien en propre, son maître disposant de tout ce qui lui appartenait. Telle était la doctrine que professait l’illustre Thomas d’Aquin et que la plupart des puissants d’Europe mettaient en pratique. Les souverains anglais surtout procédèrent avec méthode, organisant, systématisant l’usure au moyen de leurs instruments, de leurs « meubles », les Juifs, que William de Newbury appelle les « usuriers royaux ». Toutefois, ces agents spéciaux du roi, très méthodiques dans leurs procédés, réussissaient à garder pour eux une forte part des richesses qu’ils étaient chargés d’extraire de la nation. En 1187 déjà, on évaluait approximativement leur fortune mobilière en pays anglais à 240 000 livres sterling, tandis que tous les autres habitants du royaume, incomparablement plus nombreux, n’avaient ensemble que 700 000 livres[1].

Naturellement, les Juifs durent porter la peine de leur fortune, et que de fois le peuple s’ameuta contre eux, que de fois les souverains, se retournant contre leurs usuriers, qui s’enrichissaient en proportion même de l’appauvrissement du royaume, leur firent rendre l’or dont ils s’étaient gorgés ; enfin, que de fois aussi, les foules fanatisées et les prêtres, prirent-ils prétexte de l’usure exercée par les Juifs pour satisfaire leur haine religieuse en torturant, en massacrant, en brûlant des Juifs à petit feu !

La folie s’en mêlait parfois. C’est ainsi qu’en 1321, une rumeur

  1. Ernest Nys, Recherches sur l’Histoire de l’Economie politique.