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l’homme et la terre. — les monarchies

de ne pas réussir. Le procès dura des années et fut conduit d’une manière atroce à l’aide de faux témoignages, de menaces, de supplices. Quoique la principale force des Templiers se trouvât en France et que Philippe pût en conséquence frapper l’ordre de chevalerie en plein cœur, les autres États étaient grandement intéressés au procès et, s’ils avaient jugé autrement que le roi de France, auraient pu lui susciter ainsi de grandes difficultés. Tout d’abord leurs conciles acquittèrent les Templiers, mais, après les condamnations sévères et les spoliations ordonnées par Philippe, ils se ravisèrent afin de prendre également leur part du précieux butin. L’Espagne seule les défendit jusqu’au bout ou du moins permit la transformation pacifique de leur ordre : c’est que dans cette terre la croisade n’était pas encore terminée[1].

Tous ces procès, tous ces bûchers dressés par les inquisiteurs au service de la royauté prouvent combien la question du capital et de l’argent monnayé avait déjà pris d’importance dans celle société qui se dégageait du moyen âge. On a fait grand état de l’interdiction du commerce de l’argent fait au public par le christianisme primitif, mais cette loi morale se traduisit fort peu dans les pratiques courantes de la société : le chrétien, qui n’aurait pu sans pécher prélever un intérêt sur l’argent prêté à un autre chrétien, était heureux à l’occasion de pouvoir emprunter à un infidèle, à un Juif, et, d’ailleurs, ne cherchait-il pas, lui aussi, à s’enrichir par l’épargne ou le revenu foncier ? Rien n’était plus facile que de tourner la loi et de se faire payer intérêt sous une autre forme. Le fidèle, qui devait s’abstenir d’exiger intérêt ou « usure » d’une somme d’argent prêtée, pouvait stipuler que le preneur et ses héritiers paieraient en échange une rente à perpétuité[2]. De même les canons ecclésiastiques ne défendirent jamais le contrat de cheptel, illustré dans la légende hébraïque par le génie mercantile du patriarche Jacob. Le chrétien, aussi bien que l’ancêtre juif, eut toute autorisation divine pour s’enrichir par le croît de ses troupeaux. Or, le « cheptel », « têtes de bétail », mot qui, en anglais, est devenu cattle, l’ensemble des troupeaux, est l’une des formes par excellence de l’épargne, et indique par son nom même qu’il fut l’une des principales origines du capitalisme moderne[3]. Et puis, l’Eglise elle-même, tout en vitupérant contre la richesse quand il s’agissait des autres, n’eut-elle pas bientôt pour idéal de s’enrichir à

  1. J. Michelet. Histoire de France, t. III, p. 158.
  2. Viollet, Précis de l’Histoire du Droit français, p. 582.
  3. Gaston Richard, le Socialisme et la Science sociale, p. 12.