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l’homme et la terre. — les monarchies

soutenus par la force comme le fut la « coutume » glorieusement revendiquée en ce jour du 15 juin 1215, dans les vertes prairies de la Tamise ! En termes explicites, la Grande charte ne contient que peu de chose : elle ne fait que consacrer d’anciens privilèges de l’Eglise, des seigneurs, des bourgeois et des marchands ; elle ne stipule rien en faveur des paysans et du menu peuple ; mais elle est placée sous la sauvegarde d’hommes en armes qui veillent à l’exécution des promesses du souverain : l’Angleterre n’était pas livrée au pur caprice d’un maître absolu comme la France, et cela suffit pour l’orienter dans une voie plus heureuse et plus digne. Guillaume, par sa conquête et sa politique, avait brisé l’organisation urbaine qui naissait en Grande-Bretagne comme sur le continent ; mais les ardeurs ne s’en tirent que mieux jour pour avoir été contenues pendant cent cinquante ans : la royauté anglaise resta astreinte à l’observance de la Grande charte, alors que les autres monarchies écrasaient la liberté des Communes.

Quoique l’Angleterre, partie intégrante de l’Europe, participât à l’évolution féodale des contrées baignant dans les mêmes eaux atlantiques, et que, pendant plusieurs siècles, ses princes et ses nobles, de Guillaume le Conquérant à Simon de Montfort, fussent à la fois seigneurs dans l’île et sur la terre ferme, cependant l’existence du détroit, constituant une limite évidente pour tous les esprits, donnait un caractère particulier à la vie politique des insulaires. A une époque où la langue, la religion, les mœurs, les traditions de famille étaient les mêmes chez les nobles de l’Angleterre et chez ceux de la Normandie et de l’Anjou, les premiers arrivaient bientôt à se considérer comme formant un groupe à part : ils se constituaient en aristocratie distincte, et c’est comme « barons anglais » qu’ils arrachèrent au roi Jean cette précieuse charte qui fut la sauvegarde de leurs privilèges et, par évolution lente, la garantie de la constitution britannique[1].

Mais il y eut aussi des révolutions, quoi qu’on en dise, et l’année même où le serment solennel avait été juré dans la prairie de Runnymede fut l’année du parjure. Jean sans Terre obtint d’Innocent III, le pape qui distribuait les terres à son gré, une bulle de révocation de la parole donnée, et des bandes de mercenaires vinrent aider le roi à reprendre les villes et les châteaux de son royaume. Dans leur anxiété,

  1. S. Novicov, Conscience et Volonté sociales, p. 208.