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l’homme et la terre. — les communes

péennes les plus prospères, grâce au mouvement de colonisation qui se maintint pendant la période de près de quatre siècles que dura la domination chrétienne, ce fut bien autre chose qu’une simple invasion d’aventuriers, comme ses historiens furent tentés de le croire. Chose étrange et qui témoigne bien de la différence des milieux, ces belles églises gothiques des villes cypriotes ne reçurent point de toits : elles étaient construites, comme jadis les temples grecs, pour laisser entrer dans leurs nefs la franche lumière du jour[1]. Sur le continent voisin, dans l’Asie mineure et la Syrie, les architectes français élevèrent aussi de fort belles constructions en observant les conditions imposées par le sol et le climat, mais en se laissant à peine influencer par le style des bâtisseurs islamites et les souvenirs de l’art des Hellènes.

De même que les communes, leur grande manifestation artistique, l’architecture ogivale, contenait en soi les germes de sa décadence, et ce merveilleux style qu’on appelait spécialement « français », opus francigenum, s’éteignit dans sa patrie d’origine, bouleversée par la guerre de Cent ans, mais pour se continuer plus longtemps en Allemagne, où il trouva d’admirables interprètes. Quand même l’ancienne ferveur se fût maintenue, et que les criminels, les prisonniers, les captifs, les corvéables n’eussent pas été forcés par le bâton de terminer ou du moins de continuer des monuments qui avaient été commencés comme une œuvre d’amour par d’enthousiastes compagnons, l’art ogival devait périr de sa mort naturelle, par l’abus du tour de force et du prodige. Comme par une sorte d’ironie du destin, la religion qui se disait éternelle cherchait à prendre pour demeures exclusives les édifices auxquels devait forcément manquer la durée. Les temples égyptiens et grecs, les palais romains étaient bâtis pour l’éternité, et c’est à grand’peine que les démolisseurs parviennent à les détruire, tandis que les églises dites « gothiques » tombent d’elles-mêmes en pièces, malgré les contre-forts extérieurs qui leur font comme un squelette de baleines. Leurs colonnettes légères, leurs voûtes aériennes s’élèvent avec une si inconcevable hardiesse que le premier sentiment de tous les admirateurs est celui de l’inquiétude : le peuple expliquait jadis ces merveilles de l’équilibre par le fait de pactes avec le diable : Dieu lui même n’aurait pu se prêter à ce miracle. Aussi les dégradations, causées par le

  1. Camille Enlart, Société de géographie de Paris. Séance du 4 déc. 1896, Bulletin 2e trimestre 1897.