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l’homme et la terre. — chevaliers et croisés

Palestine[1]. Du moins la ville prit-elle l’aspect d’un couvent militaire, avec processions continuelles, célébrations de messes et de prières publiques : les cloches sonnaient pour tous les actes civils aussi bien que pour les cérémonies religieuses. Les chrétiens, à l’exemple des mahométans, et par l’effet des mêmes raisons, constituaient une société où la loi religieuse absorbait entièrement à son profit la loi séculière : d’une part les soutra du Coran, d’autre part les versets de la Bible déterminaient les actes et les jugements.

Les Croisades eurent aussi pour conséquence de donner à la royauté française un rôle tout particulièrement inféodé à l’Eglise. La première expédition avait été tout d’abord prêchée en France et des chevaliers de langue française avaient été les plus nombreux à y prendre part. Puis le mouvement de foi et d’aventure s’était propagé vers l’Europe centrale, mais le premier rang ne cessa d’appartenir aux Croisés français et aux Normands de Sicile qui, d’ailleurs, à cette époque, se rattachaient aussi par la langue et le génie aux chevaliers de nationalité française. Aux yeux des papes, les exploits de la chevalerie occidentale s’ajoutèrent aux donations de Pépin et de Charlemagne, même à la conversion de Clovis, pour constituer une sorte de tradition rattachant la politique de la France à la propriété spéciale de l’Eglise. De cette époque des Croisades date l’expression de Gesta Dei per Francos, et le clergé y trouva un prétexte des plus commodes pour essayer d’enrégimenter à son profit le peuple français en l’appelant « soldat de Dieu ». Jusqu’au vingtième siècle, après Renaissance, Réforme et Révolution, ce ressouvenir des Croisades exerce encore son influence dans les dissensions civiles de la nation française pour la retenir dans les lacs de l’Eglise.

Le métier des seigneurs féodaux était de se battre, et précisément les guerres constantes, la barbarie qui en avaient été les conséquences entraînaient la ruine complète de l’art militaire, tactique et stratégie : on s’entre-tuait, mais on ne savait plus combattre, les règles en avaient été oubliées. Il n’y avait plus d’armées proprement dites : elles ne constituaient plus de corps organisé ayant un cadre commun et faisant accorder ses opérations suivant un plan unique. Autant de seigneurs, autant de chefs de guerre indépendants ; chacun avait le

  1. Leopold von Ranke, Weltgeschichte, achter Theil.