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l’homme et la terre. — chevaliers et croisés

férable au présent ! Seul, l’espoir du mieux pouvait jeter les malheureux hors de la glèbe natale vers des pays tellement éloignés que la distance en paraissait incalculable et que la direction sur terre ou sur mer en était plus ou moins vaguement indiquée par des pèlerins ou des marchands qui montraient les astres du ciel. Des légendes, analogues à celles qui jadis avaient déterminé l’invasion des barbares dans les Gaules et dans tous les pays méditerranéens jusqu’en Afrique, racontaient merveille de toutes ces contrées de l’Orient. On savait que les « Indes », la lointaine région du Soleil Levant, étaient le lieu de provenance des rubis, des diamants et de l’or, et l’on n’ignorait point que Constlantinople devait ses richesses au peu de trafic réussissant à passer entre les hordes des envahisseurs mahométans de l’Asie antérieure. On s’imaginait aussi très volontiers qu’il serait facile de déblayer toutes les voies d’accès qui mènent vers ces pays fortunés, dont les Sarrasins haïs avaient fermé la route. Chacun avait son ambition à satisfaire : le moine deviendrait apôtre, évêque ou patriarche, le seigneur « sans avoir », comme l’était le fameux Gauthier, l’un des chefs de la première croisade, commencerait par être chef de bande, puis s’élèverait au rang de général d’armée ; le chevalier ne pouvait manquer de s’approprier un grand fief, et le simple soudard, le valet, comptait au moins sur un fructueux pillage ; tout cela valait la peine de risquer la mort, d’autant plus qu’on la risquait également à rester en Europe, aux prises avec les malandrins de toutes classes et de tous pays. Ainsi se lançait-on follement à courir les aventures.

D’ailleurs, quelques-uns des apôtres des croisades ne craignirent pas de faire directement appel à des mobiles plus vrais, à ceux que d’ordinaire on se donne au moins la peine de voiler sous d’élégants discours : Urbain II, s’adressant aux chrétiens de Clermont, en 1095, leur tient absolument le langage d’un économiste actuel parlant à ses électeurs de colonisation ou de nouveaux débouchés : « La terre que vous habitez, fermée de tous côtés par des mers et des montagnes, tient à l’étroit votre trop nombreuse population ; elle est dénuée de richesses et fournit à peine la nourriture à ceux qui la cultivent. C’est pour cela que vous vous déchirez et dévorez à l’envi, que vous luttez et vous massacrez les uns les autres. Apaisez donc vos haines et prenez la route du Saint-Sépulcre. » Ainsi, d’après le vicaire même de Jésus-Christ, le tombeau du Sauveur ne pouvait être délivré que par