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l’homme et la terre. — chevaliers et croisés

des paladins, comme si elle eût commencé avec Roland, pour atteindre son plus grand éclat devant Jerusalem, puis disparaître graduellement en même temps que se transformaient les armes, lorsque les archers plébéiens d’Edouard III et les tisserands des Flandres, aux lourdes massues, eurent, au quatorzième siècle, triomphé des chevaliers français cuirassés, bardés de fer, hérissant de lances tout leur front de bataille. Il est certain que la chevalerie dans sa fleur correspond exactement à l’époque où la littérature des cycles de Charlemagne et d’Artus idéalise jusqu’au miracle les prouesses des chevaliers et en fait une caste à part, plus qu’humaine par sa force et par ses vertus. Mais elle avait commencé bien avant les Capétiens, bien avant les Carolingiens eux-mêmes : Fustel de Coulanges montre clairement qu’elle se trouvait en germe dans le monde romain ; on la voit se continuer à travers les temps avec de lentes modifications.

Par une évolution analogue, le grand domaine rural des Gallo-Romains, la villa, devint la terre possédée en toute propriété, sans redevance ni obligation, l’alleu, quand les chefs barbares entrèrent avec leurs bandes dans le monde civilisé. Le roi mérovingien, distribuant des terres à ses fidèles antrustions, établissait avec eux des rapports qui devaient prendre graduellement la forme de la suzeraineté envers les vassaux détenteurs de fiefs, et faire naître des relations analogues entre les seigneurs et leurs hommes liges : du haut en bas de la société, les personnes et les terres étaient divisées par échelons successifs, rattachés hiérarchiquement par les liens de l’hommage et du fief.

Au-dessous des porteurs de glaives, les paysans qui défonçaient la terre pour y jeter les grains et en faire sortir la nourriture de tous étaient des hommes sans droits, condamnés à la glèbe. On a prétendu que la transformation de l’esclavage en servage était due à l’influence chrétienne d’une part, et de l’autre à celle des Germains : il y aurait eu coïncidence entre les deux actions, religieuse et ethnique, pour amener un grand changement social entre les patrons et les serviteurs. Mais cette affirmation ne concorde pas avec les faits. Le servage eut ses origines aussi bien dans le monde romain que dans celui des barbares. La crainte que la terre fût complètement abandonnée par les agriculteurs que terrorisaient les invasions amena les grands propriétaires de l’empire à rattacher d’une manière absolue l’homme à la terre, en sorte que chaque acquéreur du sol pût en toute sécurité