Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome III, Librairie universelle, 1905.djvu/572

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
552
l’homme et la terre. — chevaliers et croisés

laissé les évêques et l’armée des prêtres s’assimiler complètement aux autres princes féodaux, comme agirent les khalifes, détenteurs du pouvoir spirituel de Mahomet, à l’égard des cheiks du monde musulman. En mainte contrée, on vit de puissants dignitaires de l’Eglise se gérer en simples barons, ne se souciant que de leur pouvoir personnel et sans se préoccuper des intérêts majeurs de la prépondérance ecclésiastique. La loi absolue de célibat qu’avait imposée Hildebrandt réussit à détourner ce grand danger de l’insubordination, en constituant l’armée des prêtres en un bataillon sacré, sans autre famille que celle de leurs confrères tonsurés. N’avaient-ils pas épousé l’Eglise qui devait leur tenir lieu de toute passion humaine ?

Cependant, ces prêtres, dépendant directement du pouvoir de Rome, n’auraient certainement pas suffi pour maintenir la puissance papale à travers les siècles si les innombrables religieux groupés suivant des règles diverses dans toutes les parties de la chrétienté n’avaient donné de la cohésion à tout le monde œcuménique de l’Eglise occidentale par leur étroite solidarité, en dehors de toute idée secondaire de lieu natal ou de patrie. Les moines qui suivaient la règle de saint Benoît en des milliers de couvents constituaient une immense armée cosmopolite à laquelle vinrent se joindre des recrues encore plus ferventes pour l’unité et la grandeur de l’Eglise. Dès le commencement du dixième siècle se fondait en France l’abbaye de Cluny, qui restaura, en la modifiant, la règle bénédictine et devint bientôt, sous la direction d’hommes célèbres, comme une capitale intellectuelle de l’Europe et la seconde métropole religieuse après Rome : elle succéda en importance à l’illustre abbaye du Mont Cassin et, de toutes parts, y accoururent les hommes qui voulaient fuir les dangers, les banalités ou les hontes du siècle, soit pour vivre en paix « à l’école des hêtres et des chênes », soit pour étudier les quelques manuscrits dans lesquels se trouvait résumée la science antique, ou pour s’y préparera des voyages de par le monde chrétien, sous le haut patronage de l’abbé de Cluny, ou bien encore pour s’y dresser au fructueux championnat de l’Eglise par une réputation de science ou de sainteté. La splendide abbaye bourguignonne, dont le clocher se dresse plus haut que celui de tout autre édifice religieux avant l’époque ogivale, attirait toute une école d’architectes et de sculpteurs : c’est là que naquit la belle école romane de Bourgogne.