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ecclésiastiques et laïques

devaient parler à la façon des autres hommes, suivant les mille alternatives de leurs passions et de leurs intérêts. La domination plus savante, plus égale des prêtres résistait aux impatiences et aux révoltes populaires bien plus efficacement que le gouvernement de fait, matériel et brutal, imposé par les seigneurs féodaux. Le paysan, non encore accoutumé à l’obéissance par une longue routine, pouvait se ruer contre le baron et ses hommes d’armes quand il était le plus fort, mais contre le prêtre sans défense, contre le moine vêtu de blanc, il se sentait désarmé. Celui-ci pressurait aussi, mais au nom de Dieu et de tous les saints. Il avait la force de lier et de délier, d’ouvrir la porte du paradis ou celle de l’enfer ; on n’osait pas même le haïr, de peur de déchaîner dans le silence des nuits quelque démon vengeur. Ainsi les montagnards du Valais brandirent souvent contre leurs seigneurs la formidable malze, massue en forme de tête couronnée d’épines et garnie de clous que plantaient les révoltés en signe de haine et de fureur sans pitié : ils démolissaient les châteaux, mais n’osaient se risquer contre les murs des couvents ou des églises. Ils continuaient de se prosterner devant l’évêque, devant le prince abbé, et la féodalité se maintenait sous sa double forme, économique et religieuse[1]. Souvent la rivalité des deux pouvoirs avait pour conséquence temporaire d’assurer aux villes le maintien de leurs privilèges ou libertés : les prêtres acceptaient volontiers le rôle de « défenseurs » de leurs fidèles, et lorsqu’ils le prenaient au sérieux, devenaient facilement saints dans la mémoire de leurs anciens clients. Telle est la cause du patronage traditionnel que des milliers de prélats ou moines exercent encore sur les cités qu’ils administrèrent jadis ou défendirent contre leurs seigneurs.

D’autre part, il arriva, suivant les circonstances diverses, que la cause de la société laïque, cherchant à s’émanciper de l’étreinte du pouvoir ecclésiastique, se trouva représentée par des hommes de l’autorité civile ; mais ceux-ci, aux yeux de la foule, avaient toujours le tort de n’être que des champions isolés ou se rattachant à des groupes d’individus peu nombreux, tandis qu’en face et touchant les cieux, l’Eglise se présentait dans son ensemble majestueux. Il est vrai que cette unité eût rapidement disparu si les papes avaient

  1. Edouard Rod Soc. normande de Géogr, janvier, février, 1897.