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l’homme et la terre. — orient chinois

l’esprit fraternel des indigènes. Ils étaient égaux, ils se sentent encore frères, et d’ailleurs les migrations périodiques racontées par l’histoire n’auraient pu se faire s’ils ne s’étaient entraidés avec une solidarité parfaite. La tribu mongole, comme la peuplade indienne d’Amérique, constitue un individu collectif, concentrant sa passion avec d’autant plus d’intensité sur soi-même qu’il ne peut s’attacher au sol, toujours fuyant sous ses pas. Pour lui, la patrie n’est pas la terre natale, puisque ses premières impressions sont attachées à des milieux qui se ressemblent partout : suivant les saisons, les oscillations des sécheresses et des pluies, des années d’abondance et de disette, le pasteur change de contrées, destiné à ignorer toujours le pli du terrain où se trouvait la tente maternelle. C’est la steppe immense qu’il aime, non l’étroit espace où il naquit, et plus que la steppe, il chérit le spectacle accoutumé des demeures hémisphériques, des amis vêtus de feutres, des chameaux porteurs, des chevaux qui piaffent d’impatience et des mille scènes de mœurs que présente le campement, errante cité. On peut comparer la tribu mongole à un essaim d’abeilles : là où elle s’est formée, là est la patrie.

Aucune multitude humaine ne fut jamais aussi propre à l’attaque et aux exterminations en masse que les nomades de la Terre des Herbes à l’époque où les contrées limitrophes n’étaient pas encore armées pour une défense collective. Quel que fût le nom donné aux tribus des bergers avant qu’on les connût sous l’appellation de Mongols, et quels que fussent d’ailleurs les éléments ajoutés par les immigrations, les conditions identiques de l’ambiance devaient amener des résultats semblables dans les grandes oscillations de la masse humaine. Qu’une sécheresse obligeât des tribus entières à changer de campement, et que l’ensemble du monde errant se trouvât ainsi ébranlé de l’une à l’autre extrémité de son immense domaine, ou bien que, par suite d’une de ces légendes folles suscitées par un événement lointain, une frénésie commune s’emparât de la nation, et tous étaient prêts à partir avec femmes, enfants, vieillards et troupeaux. On n’avait qu’à retirer du sol les piquets des tentes et à charger les chameaux des feutres et ustensiles de ménage, pour que la horde cheminât dans la direction indiquée par la position du soleil. Avec eux marchait la mort : accoutumés à l’espace libre, ils brûlaient les villes et changeaient les campagnes en steppes.