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l’homme et la terre. — carolingiens et normands

les voyages cessèrent complètement à cause des difficultés de la navigation, la chaîne des banquises se reformant chaque année en barrière infranchissable, ou du moins très périlleuse à traverser, entre l’Islande et la pointe méridionale du Grœnland[1]. La « Terre de la vigne » se perdit ainsi pour les Normands, mais la mémoire légendaire s’en perpétua pendant quelque temps comme celle d’un paradis terrestre : Adam de Brème raconte dans son histoire ecclésiastique, rédigée vers 1070, que le roi Sven Estridson lui parla d’une grande île de Vinland située fort loin dans la mer occidentale, et lui vanta les raisins exquis de ses vignes sauvages ainsi que ses vastes champs de céréales donnant leur récolte au centuple sans avoir été semés par la main de l’homme.

Puis la légende se perdit comme la découverte ; le nom des territoires lointains ne se conserva que dans la mémoire des récitateurs de saga et des lecteurs de manuscrits anciens. Le Grœnland même finit par retomber dans la nuit, et la cause de cette disparition n’est pas due seulement aux difficultés du voyage. Comme la plupart des retours et régressions dans l’histoire, elle doit être attribuée à la diminution de l’initiative humaine, conséquence du renforcement d’un pouvoir central, destructeur des énergies personnelles. Déjà en 1261, le Grœnland étant tombé sous la dépendance politique directe de la Norvège, le commerce entre la métropole et la colonie était devenu monopole royal, et les expéditions, changées en un service public, se firent de plus en plus rares. Le dernier bateau du Markland à destination du Grœnland et de l’Europe partit en 1347. Puis, en 1387, lorsque la reine Marguerite, unissant la souveraineté des trois États Scandinaves, revendiqua pour elle seule le privilège du commerce avec toutes les dépendances de son royaume, de la Finlande au Grœnland, il en résulta que les navires partis du Danemark sous pavillon d’État pour faire leur tournée réglementaire par les Faroer et l’Islande n’eurent plus le temps d’aller jusqu’à la « Terre Verte »[2]. Le manque de communication finit même par rompre toutes relations avec l’ancienne colonie et l’on arriva à si bien l’ignorer que l’on contesta jusqu’à l’existence de cette terre qui jadis avait régulièrement acquitté la dîme et payé le denier de Saint-Pierre ; on y avait même prêché les croisades comme

  1. H. J. Mackinder, Britain and the Bristih Seas, p. 7.
  2. Ernest Nys, Le haut Nord, p. 9.