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l’homme et la terre. — carolingiens et normands

intérêts communs étaient discutés en plein air entre tous les habitants revêtus de leurs armures, symbole du droit absolu de défense personnelle appartenant à chaque individu. Le lieu de réunion, qui était aussi le marché annuel, et que l’on considère encore comme une sorte de capitale virtuelle de l’Islande, était la gorge volcanique d’Almannagja ou « Couloir de tous les hommes », formée par l’écoulement de laves liquides entre les parois d’une fracture au travers d’une nappe ignée, déjà consolidée. Sur un bloc énorme aux flancs disposés en gradins se tenait le « Liseur de la Loi », le Lögmadr, répétant à haute voix le texte des décisions promulguées par les assemblées précédentes : celles qu’il ne récitait point pendant trois années consécutives et dont on n’exigeait pas la proclamation étaient tenues pour abolies[1]. Au pied de l’Almannagja, dans la plaine de Tingvellir, recouverte de laves fissurées et inondées, se trouvait le Tertre de la Loi. Sur une langue de lave, d’accès difficile, le juge et l’accusé se tenaient face à face, sous l’œil vigilant de la multitude armée[2].

Restés libres, les fiers buendi d’Islande purent donc cultiver avec soin le trésor de connaissances que leurs pères avaient apporté du continent lointain. Dans chaque famille on apprenait à lire ; les professions de poète, de récitateur des poèmes antiques étaient fort appréciées, et sur chaque navire qui emportait des provisions de morue pour les longs carêmes de l’Europe occidentale voyageaient aussi des skald qui allaient aux nouvelles pour les réciter ensuite dans la patrie. Ce fut une des grandes causes du remarquable développement intellectuel des Islandais.

L’île des Glaces entretenant la paix avec tous les pays étrangers, ses nationaux n’avaient point à craindre qu’on exerçât contre eux de violences en temps de guerre : alors qu’un marchand anglais voyageant en Norvège ou un Norvégien parcourant l’Angleterre ennemie eût été dépouillé de ses biens, peut-être même emprisonné ou massacré, l’Islandais se mouvait librement, assuré d’une généreuse hospitalité, grâce à ces conditions générales de liberté et de bienveillance mutuelle, la conversion des Islandais au christianisme se fit, comme la colonisation, sans luttes ni guerre civile. Les premiers réfugiés étant encore païens, ceux qui les suivirent se trouvaient plus ou

  1. Ernest Nys, Le haut Nord, p. 12.
  2. Voir la gravure de la p. 511, la carte n° 303, page 514, et le cul-de-lampe du chapitre.