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l’homme et la terre. — carolingiens et normands

devenu un personnage légendaire ; comme les anciens empereurs de Rome, il avait eu son apothéose, et cette élévation au rang des saints et des dieux ne lui venait pas de la foule des prêtres et des courtisans, mais bien des populations elles-mêmes qui se trouvaient encore dans le vertige de sa gloire et comparaient la majesté de sa puissance au rapide effondrement de la famille carolingienne. La société moderne, cherchant à se dégager des atrocités de l’époque, ne pouvait essayer de se constituer sans se donner un idéal, et, comme toujours, cet idéal, image rayonnante de l’avenir, fut pris dans le passé : Charlemagne divinisé devint le centre d’innombrables récits et romans que l’on se racontait partout, mais le héros principal en fut un personnage presque ignoré des chroniques et de l’histoire officielle. Le preux Roland resta, pendant plusieurs siècles, le type par excellence de toutes les vertus qui font le féal et courtois chevalier, et sa gloire ne pâlit qu’après avoir été chantée par son plus grand poète ; mais ce poète délicieux, l’Arioste, ne prenait pas le héros au sérieux, il ne pénétrait plus le génie du peuple qui avait fait naître Roland.

C’est en France que se développa presque exclusivement le cycle littéraire de Charlemagne et de ses preux, nouveau témoignage de ce fait que, dans son ensemble, le règne de Charlemagne représenta surtout le reflux du monde latinisé des Gaules contre la barbarie germanique, vouée encore à la sanglante épopée des Niebelungen, les farouches divinités des enfers auxquelles nul ne peut échapper. Mais aussi, dans le nord de l’Allemagne, le Dieu Charlemagne transfigura l’ancien Wotan, et le personnage de Roland prit un relief extraordinaire dans les mythologies locales. Les colonnes d’Irmin, rappelant à la fois Ilermann ou Arininius, le vainqueur des Romains, et Donar, le dieu du Tonnerre, furent consacrées à Roland, même divinité sous un autre nom, et pour tout changement on remplaça la massue par une épée[1] Presque partout ces colonnes ou « Rolands » s’élevèrent au milieu du marché dans les grandes villes de l’ancienne Saxe, et des églises furent consacrées à saint Pierre, autre héritier du dieu tonitruant.

Parallèlement au cycle de Charlemagne prenait naissance en Grande-Bretagne et même en France le cycle d’Arthur, qui symbolise

  1. Paul Platen ; — Alfr. Kirchhoff, Mitteilungen des Vereins für Erdkunde zu Halle, 1900, p. 97.