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l’homme et la terre. — barbares

compilateurs ne savent plus même citer les auteurs grecs, Hérodote, Strabon, Ptolémée : ils se bornent à reproduire le fatras de Pline et les énumérations des auteurs romains. Les moines n’ont d’autre souci que de cuisiner la « géographie chrétienne », c’est-à-dire les restes de la science des anciens grossièrement accommodés à la religion révélée[1].

Et pourtant, il se trouvait, autant à cette époque que sous la domination romaine, des hommes pour parcourir le globe ; l’invasion des barbares n’avait supprimé le commerce ni sur terre ni sur mer. Grégoire de Tours nous parle de marchands allant de France en Syrie et d’un pèlerin venant de l’Inde du sud en France (550), enfin de navires indiens allant régulièrement à Suez pour échanger des marchandises[2]. Du sixième au huitième siècle, on trouve des colonies de Syriens dans plusieurs villes : Marseille, Narbonne, Bordeaux, Tours, Orléans. Des Juifs commençaient à pénétrer toutes les contrées d’Europe, on en signale une communauté à Metz dès l’an 222. Ce n’étaient donc point les voyageurs qui manquaient, mais les observateurs et les penseurs capables de tirer quelques déductions de leurs récits.

L’ignorance universelle permettait toutes les audaces aux prêtres ambitieux du pouvoir. Puisque tout prodige trouvait des âmes naïves pour le croire et même pour l’attester hautement devant des ennemis, puisque les miracles supposés intervenant dans la vie journalière paraissaient des phénomènes plus normaux que les conséquences naturelles de cause à effet, on pouvait se permettre le mensonge, falsifier les textes à plaisir, jouer sur les mots en profitant des assonances, inventer même des chartes et rédiger des prophéties après coup, avec la certitude de trouver mieux que des complices, des croyants enthousiastes. C’est ainsi qu’on interpola des articles de foi dans les Évangiles et les Épîtres, ainsi qu’on inventa des donations de territoires et de prérogatives, faites par les empereurs et les rois, ainsi que l’on écrivit une histoire de l’Église, fausse en tous points. Il est vrai que la critique de nos jours a rétabli la vérité en émondant les textes, en reconstituant les dates, en supprimant les anachronismes et les personnages imaginaires, mais les intéressés n’en continuent pas moins d’utiliser en faveur de leurs institutions toutes les erreurs et tromperies de leurs devanciers : à cet égard il n’y a point de prescrip-

  1. Raymond Beazley, The Dawn of modem Geography.
  2. Le même, Medieval Trade and Trade Routes.