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l’homme et la terre. — barbares

que dire des élucubrations des moines, dépourvues à la fois de tout élan naturel et de tout style ! Les nations, privées de leur moelle, avaient à se refaire et à préparer longuement de nouveaux fruits d’intelligence et d’art ; les lettres ne devaient naître à nouveau qu’avec les romans, les fabliaux, les contes, les satires des laïques et les prédications des hérésiarques.

Peut-on dire que l’Église gardait avec piété le trésor des connaissances, alors que le pape Grégoire « le Grand », élu en 56o par le Sénat, le clergé et le peuple de Rome, utilisait aussitôt son pouvoir pour brûler la bibliothèque du Palatin, détruire ce qui restait de temples et de statues, chasser les savants de Rome et défendre même l’enseignement de la grammaire, connaissance « affreuse » chez un évêque, condamnable chez un laïque ? Presque tous les livres avaient disparu. Pépin en ayant demandé au pape Paul Ier, celui ci ne put en envoyer qu’une misérable pacotille, quelques manuscrits dépareillés. Après le passage des barbares et des chrétiens, contempteurs de l’art sous toutes ses formes, le travail littéraire de six ou sept siècles se réduisait à presque rien : toute la poésie latine, d’Ennius à Sidoine Apollinaire, tient en deux volumes in-folio, mais presque tout le second tome est donné aux poètes chrétiens. Les Grecs n’ont pas été moins maltraités, la littérature hellénique — œuvres complètes et feuillets détachés — tient actuellement en 61 volumes in-seize ![1] Où sont donc les 200 000 ouvrages grecs à un seul exemplaire que contenait la bibliothèque de Pergame et dont Antoine avait fait cadeau à Cléopâtre ?

Le souci de l’étude, tel qu’il se rencontra chez quelques missionnaires, notamment chez les évangélisateurs de l’Irlande, fut un phénomène tout exceptionnel, provenant de ce que, en ces contrées éloignées de Rome, la propagande de conversion coïncidait avec l’initiative à une culture supérieure. Plus tard, lorsque le respect des manuscrits profanes, des lettres et des sciences se manifesta de nouveau dans l’Église, chez les Bénédictins et d’autres ordres religieux, le mouvement du progrès avait repris dans le monde et se faisait également sentir dans la société civile, échappée à la barbarie grossière des âges de l’invasion.

  1. Remy de Gourmont, Le Chemin de Velours, p. 31.