Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome III, Librairie universelle, 1905.djvu/392

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion
372
l’homme et la terre. — barbares

leurs nombreux qualificatifs celui qui se prêtait le mieux à l’évolution religieuse. Demeter nourrice devint tout naturellement une vierge au bambino ; ailleurs on n’essaya même pas une modification quelconque dans les manifestations de la foi populaire. C’est ainsi que Vénus, restée toujours aimée sous le nom de sainte Venise, est représentée nue par les images avec un ruban autour des reins[1]. Et les « vierges noires » rapportées des Croisades, sont-elles moins vénérées que les vierges blanches exposées dans toutes les églises à l’adoration des fidèles ?

D’ailleurs, les moines chrétiens chargés de travailler à la conversion des Anglais encore païens avaient reçu du pape Grégoire le Grand l’ordre formel de faciliter avec une grande condescendance la transition du paganisme au christianisme. Suivant une conduite bien différente de celle qui avait prévalu dans les premiers temps de l’Église, ils devaient se garder d’abattre les sanctuaires des anciens dieux et se borner à leur purification, « afin que la religion chrétienne pût y célébrer ses fêtes et profiter de la piété aveugle qui poussait vers ces endroits familiers les multitudes des idolâtres. De même, il ne faut point supprimer totalement leurs sacrifices et leurs festins sacrés, il suffira qu’on les célèbre désormais en l’honneur du vrai Dieu et de ses saints… Celui qui veut gravir les sommets les plus élevés ne monte que pas à pas et non par bonds »[2].

Cette prudence des convertisseurs, aidée par le mouvement général des esprits qui voyait dans la religion chrétienne le culte de Rome et subissait quand même sous cette forme l’influence de la grande citoyenneté romaine, eut les résultats les plus favorables pour la réussite rapide de leur propagande.

Dans son Histoire de l’Église, écrite au début du huitième siècle, Bède le « Vénérable » raconte en termes de poésie douce la conversion du roi et du peuple de Northumbrie. Les sages de la nation délibéraient avec gravité sur les propositions des moines romains qui voulaient substituer à l’ancienne foi leurs enseignements et leurs pratiques. Un vieillard se leva. « Voici, ô roi, dit-il, comment je me figure la vie de l’homme ici-bas, en comparaison de l’éternité qui est pour nous un

  1. Dureau de la Malle, Mémoire sur sainte Venise, Acad. des Inscriptions ; Remy de Gourmont, Revue Blanche, 1er avril 1898, p. 489.
  2. Épitre xl, citée et traduite par God. Kurth, t. II, p. 38, 39.