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l’homme et la terre. — chrétiens

nation des Goths, d’ailleurs une de celles qui méritaient le moins ce nom de « barbare » et qui s’était graduellement policée par son contact avec les populations de la Dacie et de la Thrace, s’était avancée au sud du Danube, puis avait franchi les Balkans et livré une bataille victorieuse aux Romains de Bysance, près de la cité d’Andrinople. Leurs cavaliers atteignirent d’un côté la mer Égée, de l’autre la mer Adriatique. Il est vrai que Théodose réussit à barrer la route à cette inondation d’hommes, mais il avait dû faire la part du danger en acceptant les nouvelles conditions économiques, créées par l’irruption des Goths. Il leur avait donné des terres dans l’espérance de les enraciner au sol, faisant ainsi de jeunes et belliqueux pillards autant de soldats laboureurs ; il incorpora aussi dans sa propre armée quarante mille Goths devenus Romains.

Du reste, malgré la décadence dont les témoignages évidents remplissaient d’amertume des citoyens à l’âme haute, la « ville Éternelle », incarnant l’empire, gardait si bien son prestige que même les barbares envahisseurs ne songeaient guère à la destruction de sa puissance ; ils ne voulaient que participer à ses richesses et à sa gloire, mais croyaient à son éternité. Ces étrangers de toutes races englobés dans l’immense étendue du monde romain aspiraient surtout à devenir des citoyens, à faire partie du peuple par excellence. Nulle province anciennement conquise ne tenta de reprendre son individualité politique, nulle antique nationalité ne revendiqua son indépendance pour s’isoler à nouveau de l’œcumène universel. L’empire romain se maintenait par sa masse puissante et par sa majesté, comme un de ces lourds arcs de triomphe qu’élevèrent ses bâtisseurs et qui subsistent encore rongés par le temps. Ce ne sont pas les quelques milliers d’hommes épars dans les Gaules qui auraient pu contenir les populations pendant cinq siècles si la domination du Romain avait été véritablement exécrée, si les fils des vaincus avaient ressenti l’injure de la défaite. Non, si pesante que fut la loi de l’étranger, elle venait de si haut qu’elle paraissait divine. Pour d’humbles sujets sans cohésion, conscients de leur faiblesse, quelle puissance auguste devait émaner du simple nom de Rome, considéré comme le symbole de la force par excellence, presque comme celle du Destin ! Quoi d’étonnant à ce que les peuples de l’amphithéâtre méditerranéen se soient prosternés devant les statues des empereurs et qu’ils aient réellement cru à la