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l’homme et la terre. — chrétiens

intérêt au vieux personnage d’Hercule sur le mont Œta, il fallait aux Romains blasés que l’on brûlât un condamné à mort sur un bûcher véritable. Quand on représentait un procès suivi d’un supplice, le principal personnage du drame était remplacé par un sosie que l’on mettait réellement en croix et qui réjouissait le peuple du spectacle de son agonie. Le pur caprice suffisait quelquefois à déterminer des massacres sans autre excuse que le dilettantisme de l’art pour l’art. Ainsi, lorsque Caracalla, le ϰοσμοϰράτωρ ou « maître du monde » que célébraient bassement les inscriptions des temples d’Alexandrie, prit plaisir pendant plusieurs jours et plusieurs nuits à faire massacrer la population qui l’adulait, il n’avait d’autre motif que le goût du meurtre, peut-être aussi le ressentiment causé par quelque trait d’esprit, ou bien la conscience intime de sa laideur et de sa lâcheté ; c’était au fond le besoin d’écarter par un forfait sans nom la comparaison qu’il avait établie lui-même publiquement entre sa basse personne, Achille, le plus beau des Grecs, et Alexandre, le plus illustre des conquérants. La vie humaine était si peu de chose que la peste effroyable survenue vers le milieu du IIIe siècle parut un phénomène normal : avec les guerres, les invasions, les tueries, elle emporta, dit-on, la moitié des habitants du monde romain.

D’ailleurs, on peut dire que, même au point de vue matériel, il n’y avait guère plus de Romains dans Rome lorsque les barbares vinrent mettre fin à l’empire. D’abord les généraux vainqueurs avaient ramené des tourbes d’esclaves qui, devenus affranchis, puis citoyens libres, changèrent le sang de la race ; ensuite les spéculateurs, les aventuriers, les lettrés, les savants, tous les chercheurs de fortune vinrent contribuer également à modifier graduellement les éléments ethniques de la population. D’autre part, un mouvement s’était produit en sens inverse : des soldats romains, auxquels on avait concédé des terres dans leurs propres conquêtes, s’étaient établis loin de l’Italie sans aucun espoir de retour : un cercle immense de colonies s’était formé aux dépens du foyer central, de même que les soldats vétérans, les généraux et autres personnages de la classe patricienne avaient quitté Rome pour s’établir dans les provinces comme proconsuls, amenant avec eux tout un peuple de légistes, de scribes et de bas officiers[1].

  1. Théodore Duret, Études critiques d’Histoire, Revue Blanche, I, viii, 1899.