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l’homme et la terre. — chrétiens

laquelle il pouvait personnellement compter, soit dans les guerres civiles, soit dans les guerres étrangères ; mais ces prétoriens qui lui étaient dévoués et qui l’eussent volontiers servi contre Rome elle-même, puisqu’ils n’étaient Romains que de nom, devenaient d’autant plus dangereux pour les citoyens et pour l’ensemble de la nation ; quand ils n’eurent plus à dépenser leur force dans les guerres extérieures sur les frontières du Rhin, du Danube et de l’Euphrate, ils l’employèrent à brigander à travers les provinces et à se disputer Rome comme une proie : on vit, au milieu du IIIe siècle, jusqu’à trente candidats — les trente tyrans — soutenus par autant de groupes militaires distincts, se disputer l’empire.

Cette division profonde, essentielle, entre Rome et son armée avait déjà commencé sous la République. De nombreux barbares, enrôlés parmi les soldats par les triumvirs, avaient reçu le titre de citoyens et pris part aux grandes distributions de terres dans les campagnes de l’Italie septentrionale. Tandis que les étrangers entraient dans l’armée, les Romains en sortaient. Les jeunes gens de Rome, puis ceux des villes italiennes avaient profité de leurs privilèges pour s’exempter du service militaire : ils se contentaient de la gloire de leurs aïeux et se gardaient bien d’en conquérir pour eux-mêmes[1]. C’étaient les gens de la campagne qui prenaient le glaive en main et qui finissaient par devenir les maîtres. Il n’y avait plus de Romains proprement dits parmi les prétoriens qui nommaient et renversaient les empereurs et traitaient la « ville éternelle » en cité conquise[2].

Sous Dioclétien, les soldats ne sont plus même des sujets de Rome, ce sont des mercenaires recrutés en dehors des limites de l’empire : les barbares, futurs conquérants, sont ainsi introduits par le souverain lui-même, et l’on s’étonne qu’ils soient restés si longtemps sans employer pour leur propre compte la force dont ils étaient investis. La vénération de la sainte Rome les retenait dans l’exercice de leur pouvoir.

La nation, que son impuissance même avait fini par désintéresser complètement de ses propres destinées politiques, n’avait plus de passion que pour les jeux sanglants du cirque. L’art dans le meurtre, tel était devenu le raffinement par excellence, et la tourbe romaine, avide de spectacles, en discourait savamment : tuer un homme avec élégance

  1. Virgile, Églogues, II, 72.
  2. Eduard Meyer, Die wirthschaftliche Entwichelung des Alterthums, pp. 54, 55.