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l’homme et la terre. — chrétiens

les désirs et les haines, les Juifs christianisés et les Gentils de toute race ayant accepté la foi du Christ devinrent complètement étrangers à la religion de la cité romaine, si bien qu’on put les accuser, avec quelque vraisemblance, d’avoir allumé, sous Néron, ce terrible incendie qui des 14 quartiers de Rome en détruisit complètement trois et ne laissa de sept autres que des murailles noircies. Le fait est que la foule, persuadée de la culpabilité des chrétiens, applaudit à leur supplice dans les jardins de Néron. Si nul incendiaire ne se trouva parmi ces hommes qui prédisaient constamment la destruction de Rome comme le préliminaire de la venue du Christ-Rédempteur et du commencement du nouvel âge d’or, le « Règne de mille ans », du moins devaient-ils se réjouir de cet événement dans lequel ils voyaient l’accomplissement des prophéties, et cette joie du triomphe éprouvée d’avance ne pouvait manquer de les faire prendre pour des complices. Aux temps de lutte, on se contente souvent d’une preuve de complicité « morale ».

Dès la fin du deuxième siècle après la naissance de Jésus, le christianisme avait, sinon la forme qu’il présente de nos jours, du moins tous les traits arrêtés qui en faisaient un corps bien défini et dont les modifications se sont, depuis lors, très graduellement opérées. Les chrétiens, qui s’accommodent de leur mieux à la philosophie grecque et aux exigences de la société romaine, se sont nettement séparés des Juifs, leurs initiateurs : désormais « la haine la plus sombre s’est allumée entre la mère et la fille »[1].

L’exécration mutuelle prit des proportions d’autant plus grandes que l’origine des chrétiens était incontestablement judaïque : les Juifs, restés fidèles à leur foi, voyaient des renégats, des blasphémateurs dans les chrétiens, et ceux-ci considéraient les Juifs comme les bourreaux de leur dieu. Entre les deux frères ennemis, l’inimitié devint sans bornes. Ce fut longtemps coutume, dit la légende, de mettre dans le cercueil d’un fils d’Abraham quelques cailloux, afin qu’il pût les jeter contre « le fils du charpentier » s’il avait l’occasion de le rencontrer sur les chemins d’outre-tombe. C’était là tout le bagage du mort, avec quelques pièces de monnaie et le bâton de voyage sur lequel il devait s’appuyer pour « monter » à Jérusalem. On accusait, on accuse encore les Juifs de méfaits plus graves, puisque souvent l’opinion leur attribua

  1. Ernest Renan, Les Évangiles et la seconde génération chrétienne, p. 111.