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l’homme et la terre. — inde

restre, à une faible distance du continent américain, s’il est vrai, comme le pensent plusieurs géographes, que l’île de Pâques appartienne à l’aire de l’antique expansion des Malais. Le système de numération qui prévaut dans tous les langages polynésiens est une preuve suffisante de l’énorme étendue conquise par l’influence malaise à la surface de l’Océan. Même de nos jours, malgré la supériorité que la science et l’industrie ont donnée aux navigateurs européens, une très forte partie du cabotage dans les mers de l’Insulinde appartient aux flottilles de francs Malais. Une des mers les plus vivantes de navires, avec l’estuaire de la Tamise, ceux de l’Elbe, de la Mersey, du Hudson, est la région qui comprend, au sud de Singapur, les archipels de Riouw et de Lingga. D’après la tradition, c’est ce dernier groupe d’îles qui aurait été le berceau de la race malaise : nulle part les indigènes n’ont un trésor plus abondant de poèmes et de contes.

Les insulaires malais dont leurs propres voyages et migrations avaient fait les principaux agents du mélange entre les peuples devaient être par cela même les intermédiaires de tous récits et de tout savoir, et ces apports se propageaient jusqu’aux extrémités du monde, bien au delà des limites de leur domaine particulier d’expansion nationale ; de proche en proche, les traditions se répandaient. Leur part dans le fond primitif des Mille et une Nuits dépasse très probablement celle des Hindous, des Cinghalais, des Arabes ; de tous les côtés, ils racontaient les histoires merveilleuses, les légendes extraordinaires, les faits miraculeux. C’est à eux qu’il faut attribuer la première mention de maint prodige qui continua de hanter les esprits jusqu’à la fin du moyen âge. Entre autres, on peut citer en exemple la légende de ces « Oreillards », en espagnol Orejones, qui avaient à leur disposition sous forme d’oreilles deux amples manteaux de chair, l’un qu’ils étendaient par terre pour s’y coucher, l’autre dont ils s’entouraient pour se garantir du froid. Telle est la forme sous laquelle se retrouve partout la légende, et l’on ne peut guère supposer qu’une pareille fantaisie soit née spontanément en tout lieu : elle dut être apportée d’un centre commun et par un même peuple[1]. Peut-être les habitants de l’île de Pâques avaient-ils l’habitude de se distendre les oreilles comme ils les représentaient sur leurs grossières statues, et les navigateurs malais

  1. Joshua Rutland, The Big-Ears, Journal of the Polynesian Society, 24 déc. 1897.