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l’homme et la terre. — inde

dieux sur les armes de leurs maîtres ; il n’est parlé des castes d’une manière formelle que dans un seul passage du Rig-veda[1] quoique l’ensemble des textes constate certainement l’existence de très grandes inégalités sociales. À cette époque, la caste supérieure était encore celle des Kchatrya, mais avec l’exercice du pouvoir, les fils des anciens chefs de bandes, amollis par la jouissance de privilèges héréditaires, se laissèrent enlacer par le réseau des machinations et des intrigues savamment tissé par les astucieux brahmanes, flatteurs de la royauté. Faisant grand étalage de la morale, y compris la bienveillance et la charité envers les pauvres, les chanteurs, les poètes, les sacrificateurs brahmanes ne manquaient guère de terminer leurs hymnes par une prière d’une franchise presque cynique : « Donne moi une maison riche en chevaux, en vaches, en or ! Donne-moi deux, dix vaches. Donne-moi deux cent dix vaches ! Donne-moi dix millions de vaches ! Donne-moi par centaines, par milliers, des présents solides. »[2] C’est ainsi qu’en accroissant leurs biens, les bonshommes, quoique ne régnant pas en personne, devinrent néanmoins les maîtres du pays et découpèrent strictement la masse de la population hindoue en cette étrange hiérarchie de classes nettement séparées les unes des autres et tenues d’abandonner toute idée de droit personnel et d’initiative pour n’avoir d’autre idéal que celui de « garder leurs distances ».

De l’Audh, qui fut le centre de l’aryanisme dominateur, le système des castes se répandit dans l’Inde entière jusqu’à l’extrémité méridionale de Ceylan. Pour exprimer cette idée de la séparation absolue des hommes en groupes irréductibles, il n’existe de mot en aucun langage dravidien : le terme jati, employé dans le pays, est, comme la chose elle-même, d’importation aryenne. Terrible cadeau des « civilisateurs[3] ! Ce furent les envahisseurs venus du nord qui, se plaçant à la tête de la société pour la surveiller en silence, attribuèrent à chaque classe, dans la division du travail, une besogne constante, immuable, attachée à l’individu comme son ossature et sa peau. Quant aux brahmanes, ils sont au-dessus de toute caste. Ils portent sur l’épaule le fil à quatre brins qui les rend « dieux sur la terre ». Ce sont eux qui ont la volonté et le pouvoir, « eux qui tiennent les clefs du paradis et de l’enfer ». « Dans ma volonté, dit le brahmane, dans ma volonté

  1. A. Ragozin, Vedic India, p. 281.
  2. Rig-Veda. Trad. de Langlois.
  3. William Logan, Malabar, Madras, 1887-1891.