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l’homme et la terre. — inde

les deux savent que par leur amour, ils contribuent au développement de la vie universelle. En diverses formules anciennes reproduites par les épopées, le fiancé parle de ses deux épouses, la « Terre chérie qu’entoure l’Océan, et la femme bien-aimée ». Dans le drame merveilleux de Sakountala[1], le mariage, qui se célèbre suivant le mode des Gandharva, ne peut s’accomplir tant qu’un faon n’est pas venu boire dans la main de la jeune fille, ouverte comme une coupe.

Dans les bas-fonds de la vie sociale se retrouvent les mêmes mœurs. Le sentiment de la vie universelle est resté si puissant chez les Hindous que la religion et l’usage admettent parfaitement le mariage d’une femme avec un arbre réputé femelle. Ainsi le mariage de la femme étant de rigueur d’après l’opinion publique, les petites filles que leurs parents destinent à la prostitution sont mariées à un arbre et, prenant le nom d’épouses, échappent au déshonneur. De même dans les ménages polygamiques, l’homme qui a déjà deux femmes et qui en désire une troisième se choisit d’abord une épouse intercalaire parmi les plantes « femelles », et la convoitée prend le nom de quatrième femme, le numéro trois étant tenu comme destiné à porter malheur[2].

La longue habitude mentale que donnent les pratiques de monogamie officielle, d’ailleurs souvent remplacée en réalité par la polygamie, a fait admettre en Europe comme une vérité morale absolue l’immoralité de toute autre espèce d’union ; mais il n’en est pas moins vrai qu’en toutes relations familiales, en tous rapports sociaux noués entre les êtres humains, ceux-ci apportent leurs qualités naturelles : en chaque milieu se développent des vertus correspondantes. Quoique de nos jours les rêches monogamistes s’imaginent volontiers avoir seuls la morale en partage, Draupadi, l’épouse polyandrique des cinq fils de Pandu, n’en était pas moins un type de noble vertu et pouvait parler de sa fidélité conjugale avec la même fierté que les plus chastes matrones contemporaines. C’est avec l’orgueil de l’amour qu’elle présente ses maris superbes : « Non, dit-elle, je n’ai ni souci ni terreur lorsque je vois Yudichthira. Son visage

  1. Publié en 1789 par Will. Jones qui, le premier, proclama la commune origine du sanscrit, du grec et du latin.
  2. W. Crooke, The popular Religion and Folklore of Northern India, Westminster, 1896.