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LE CRÉTIN.

chées pour la seconde fois, et j’apercevais de petites meules de foin éparses dont le vent m’apportait la douce odeur. Je cheminais dans une route sinueuse, jouissant de la fraîcheur du soir, de la senteur des herbes, de la beauté des cimes éclairées par le soleil couchant. Tout à coup, à un détour du chemin, je me trouvai en présence d’un groupe singulier. Un crétin goîtreux était attelé par des cordes à une espèce de char rempli de foin. Il traînait sans peine le lourd véhicule, ne voyant ni les fondrières, ni les gros blocs épars, tirant comme une force aveugle. Mais il avait à côté de lui son petit frère, enfant gracieux et souple, au visage tout en regard et en sourire ; c’était lui qui voyait et pensait pour le monstre. D’un signe, d’un attouchement, il le faisait obliquer à droite ou à gauche pour éviter les obstacles, il précipitait ou ralentissait sa marche ; il formait avec lui un attelage dont il était l’âme et dont l’autre était le corps. Quand ils passèrent près de moi, l’enfant me salua d’un geste aimable, et, poussant Caliban du coude, lui fit ôter sa casquette et tourner vers moi ses yeux sans pensée. Il me sembla pourtant y