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GÉOGRAPHIE.

ironie du sort, vivent dans les vallons les plus beaux sur terre ; mais ces vallons-là sont froids, dans un air peu courant, peu vivant ; et, par l’ombre excessive des hautes montagnes, le soleil, père des hommes, n’y regarde pas assez ses enfants. En 1866, ils formaient en France une lamentable armée de près de 59 000 hommes et femmes, à divers degrés d’innocence ou de méchanceté bestiales ; et de ces 59 000 crétins, les deux départements de la Savoie en renfermaient 11 372, c’est-à-dire près du cinquième. Mais, la science ou la nature en soit louée ! ces malheureux presque absents du monde et d’eux-mêmes diminuent tous les jours : non pas seulement en Tarentaise, mais aussi en Maurienne, et sur l’Arve, et dans toutes nos Alpes, et partout en France.

La Maurienne, telle que l’a faite la ruine de ses bois, est une très âpre contrée, tantôt blanche par ses calcaires, tantôt noire par ses schistes, ou jaune par les gerçures de ses éboulis que l’ocre de fer colore en orange. Le haut de cette vallée nourrit des montagnards vigoureux, mais sous un ciel si froid qu’à part quelques cirques gardés des vents mauvais par de sourcilleux escarpements, l’année n’y suffit pas à l’évolution du grain. Le seigle, l’orge, l’avoine, y demandent plus de quinze mois pour croître jusqu’à maturité d’épi dans de pauvres champs suspendus en terrasse au-dessus des précipices. La basse Maurienne, en aval de Saint-Jean, a des sillons meilleurs, de la vigne et du blé, sous un climat moins barbare, mais la vallée de l’Arc y est palustre et fiévreuse dans les bassins qu’elle forme lorsqu’elle écarte ses deux parois de montagnes minérales.

Du côté du soleil tombent sur la Maurienne les ombres d’une énorme chaîne en demi-cercle dont la convexité regarde l’Italie ; c’est la Chaîne de la Maurienne, où les pics dépassent 3 000 mètres et vont jusqu’à 3 500. Le plus hautain d’entre eux, Rochemelon, tout entier sur le sol italien, a 3 548 mètres : 1 262 de moins que le Mont-Blanc, et cependant il passait autrefois avec le Viso pour