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GÉOGRAPHIE.

tier qu’attira, que garda la France ; ni les matelots jetés sur notre côte par la tempête ou restés après désertion ; ni les trafiquants sans nombre venus pauvres en « douce France » et restés par habitude, par reconnaissance et surtout par intérêt, ni les courtisans, les écervelés, les déclassés, les aventuriers, les misérables envoyés par l’étranger, auquel il ne faut point reprocher la lie qu’il verse chez nous : nous en versons aussi chez lui, et nous lui devons des grands hommes, comme il nous en doit également[1].

Ce n’est pas tout encore. Les grandes invasions armées qui jettent un peuple dans un autre peuple ont pour l’instant cessé de créer violemment des foyers doubles, des peuples mêlés, des parlers bilingues ; mais les immigrations pacifiques sont devenues formidables. Elles ne peuvent violer la langue des nations littéraires, et ne font qu’effleurer leurs mœurs ; pour le sang, c’est autre chose, elles ne cessent de l’adultérer, soit en mieux, soit en pire. D’heure en heure, elles changent la composition du peuple français. Belges, Italiens, Espagnols, Allemands, Suisses, Polonais, Anglais, viennent par nombreux milliers planter leur tente en France, isolément ou par familles. Chez nous le climat est égal, la vie gaie, le vin chaud et délicat : aussi le Polonais nous préfère-t-il à ses froides forêts, à la Vistule, à la Sibérie ; l’Anglais, à ses tristes brumes : usine pour usine, misère pour misère, mieux vaut celle qu’éclaire un rayon de soleil ; l’Allemand quitte pour nous sa patrie neigeuse et caporalesque ; plus que personne au monde, il chérit l’adage : « Ubi benè, ibi patria ! Le Belge, étouffé dans son petit pays par cinq millions et demi d’autres Belges, vient en France par bandes, plus que toute autre nation, absolument et relativement. Le Suisse, à l’étroit dans son Helvétie, aime la France, où les idées sont plus larges, et où l’on fait

  1. L’Allemagne, par exemple, nous doit les vers de Chamisso, et nous devons à l’Allemagne la prose d’Henri Heine.