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FRANCE.

Aux lieux où ces sables finissent, au delà de Binic, port profond, la rade de Portrieux doit son calme aux dites îles de Saint-Quay, grands rocs de granit faisant un brise-lames d’environ 8 kilomètres, à 5 000 ou 6 000 mètres du littoral : c’est de là que part tous les ans à la fin d’avril ou au commencement de mai, dans l’après-midi d’un dimanche, la flotte de terre-neuviers que les ports de la baie de Saint-Brieuc expédient à la pêche aux bancs. Il y a là, plus ou moins, 4 000 hommes de mer. L’heure venue, l’ancre levée, le canon tonnant, les navires s’ébranlent ; la foule des parents et des amis, pressée sur la rive, envoie ses adieux aux pêcheurs qui, tête nue, debout, chantent sur le pont le cantique Ave maris stella.

Vers Paimpol, qui par ses corsaires fut un petit Saint-Malo, qui l’est encore par ses marins, la côte devient véritablement « bretonne » dans l’acception sauvage et même sinistre de ce mot : au moindre vent, la mer s’émeut sur des écueils sans nombre, elle secoue et traîne les galets avec un bruit de ferraille, elle entre en tonnant dans les cavernes, et les promontoires tremblent ; elle est aussi plus bretonne que de la baie du mont Saint-Michel à Paimpol, parce que le français, bien qu’en très grand progrès dans les villes, et même à la campagne, n’a pas encore enlevé au vieil idiome breton la pleine souveraineté du rivage qui va de la rade de Portrieux à l’embouchure de la Vilaine.

L’Océan de Bretagne n’est pas seulement un dévoreur d’hommes, un démolisseur de rocs, un rouleur et traîneur de cailloux, un souffleur de vents lugubres, un hurleur de sanglots. Sans lui mourraient de faim les Bretons, si nombreux sur leur sol ingrat. Certes, ils doivent avant tout à sa marée, à ses ports profonds d’être un peuple de matelots, une race de héros ; mais c’est aussi lui qui leur fait le doux climat de la côte armoricaine, devenue grâce à ses haleines un jardin de primeurs ; lui qui les nourrit de poissons ; lui qui leur apporte, pour féconder leurs champs, les plantes ma-