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de courage pour vivre à son aise. Il suffit pour cela d’un peu de bonne volonté, et certes personne ne pourra contester que mon frère soit un homme d’énergie et de talent. Quand je me rappelle que nous avons pu végéter, et que nous aurions même pu vivre à notre aise, si nous n’avions pas en tant d’amis, dans cette Angleterre surchargé de population, où des milliers d’instituteurs et d’institutrices se disputent avec acharnement un dur morceau de pain, il me semble parfaitement impossible que nous ne sachions pas nous tirer d’affaire dans cette Amérique où la terre appelle le cultivateur, où le travail appelle l’ouvrier. Pour ma part, si mes opinions ne me faisaient pas considérer la richesse comme un véritable crime, et que je fusse assez éhonté pour laisser pâtir ceux que je sais dans le malheur, je me ferais fort de devenir riche dans l’espace de quelques années. Heureusement que, par goût, je préfère vivre pauvrement, et je sais que, sur ce sujet, Elie pense comme moi. Il est très heureux selon moi que mon frère n’ait pas ce qu’on appelle une fonction en France ; là il n’y a pas de position sans autorité plus ou moins tyrannique, et certes il n’est pas douteux que les opinions de mon frère le mettraient en mauvaise odeur auprès de tous ces grands hommes décorés d’une écharpe ou d’un titre. Il ne prendrait une position que pour la perdre ; et que faire ensuite dans un pays où l’on peut a peine se retourner sans marcher sur les pieds de son voisin, tant il y a foule ? Pour ma part, plutôt que d’aller encenser le veau d’or en France, je préfèrerais cent fois habiter quelque vallée de Saint-Domingue, n’ayant qu’un pagne pour me couvrir et que des bananes à manger. Quant à devenir pasteur, un jésuite pourrait conseiller cette alternative à mon