n’y vivant pas, car peut-on vivre, là où l’on n’a pas placé son cœur ? Entre les Frères et moi, règne une camaraderie délicieuse, un tutoiement perpétuel, un sans façon admirable, mais ce n’est qu’une simple forme et sous tout ce laisser-aller, il ne vit aucune amitié ; nos caractères et nos tendances ne se comportent nullement ; vers Geller seul, je me sens emporté par une confiance presqu’enfantine, et mon cœur s’émeut de joie quand je suis avec lui ; mais quant aux autres, je ne leur connais vraiment d’autre occupation que celles de parler des punitions, ou bien, dans les jours libres, d’aller se promener vers quelque auberge sur les bords du Rhin ; tout cela est fort bien, mais quand la vie est ainsi claquemurée, je ne vois pas pourquoi on claquemurerait également son esprit. Les Frères ne font plus des miracles comme au temps de Zinzendorf ; quand, dans une conversation, j’ai eu l’air de croire aux merveilles de la vie du fondateur de leur église, ils m’ont ri au nez. Leur foi participe aussi singulièrement de l’habitude, car le nom de Dieu n’est guère prononcé que dans l’église, à la bénédiction matinale, avant les repas, avant les leçons de religion. Si pour eux, je suis un hérétique, du moins mon hérésie m’est chère et profonde. L’église des Frères s’en va, s’il faut en croire l’apparence, s’il faut en croire Neuwied ; les vieux maîtres que nous avions autrefois et ces sœurs qui enseignent encore dans l’Institut des demoiselles me paraissent tout autres que les jeunes gens, mes collègues. — Du reste, je puis bien me dédommager largement dans cette belle contrée, dont tu pourras contempler vaguement et de loin la beauté quand je saurai dessiner à la fois le Rhin, les montagnes, les arbres, les vieux châteaux et les lointains ; car tout est
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