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JOURNAL D’UNE DAME CRÉOLE


tion courte, de refrain sans cesse repris, que brisaient parfois un zézaiement de créole ou des cris gutturaux d’Africains. Tout à coup, la lune se dégagea des nuages, enveloppa cette tourbe de sa vapeur lumineuse, fit jaillir des ténèbres mille faces saoules et féroces, révéla des centaines de couples en folie, accouplements horribles où des dents, des ongles s’enfoncent dans la chair, où l’étreinte et le baiser ressemblent à des égorgements.

— N’ayez pas peur, me dit Dodue, comme je me serrais contre elle.

Non loin de nous, il y avait une troupe de nègres, moins bruyants, troupe d’affranchis ou d’employés à demi-libres, qui affectaient de ne point se mêler aux autres noirs et même les repoussaient brutalement ; vêtus à l’européenne, ridicules sous la perruque, et l’habit à la française, pareils à des voleurs couverts des dépouilles de leurs victimes, ils me rappelaient ces monstres étranges qui, dans les estampes du siècle dernier, viennent assaillir un saint en oraison.

Le saint était là en effet, monté sur un escabeau, droit, le bras étendu, et sa tête sèche au long nez recourbé, au menton proéminent, se détachait en rouge entre son chapeau plat à larges bords et le collet de son manteau noir.

— Mais, fis-je, c’est Samuel Goring !

Dodue-Fleurie me regarda en souriant.

Goring n’avait plus sa mimique froide et son attitude figée. Il menaçait de son poing l’auditoire.