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LES NUITS CHAUDES DU CAP FRANÇAIS

Léveillé se rengorgea.

— Je n’ai jamais attendu, de mes sacrifices à la race opprimée, que sa reconnaissance. Les larmes des noirs doivent être pour les âmes sensibles un prix bien plus doux que tous les lauriers des conquérants.

— Je crois en effet que les lauriers vous sont assez indifférents, dit Chiron : cela se flétrit trop vite. Quant aux larmes, vous ne pourriez, je crois, les apprécier que si elles se solidifiaient en perles ou en diamants, et qu’elles fissent l’objet d’un nouveau trafic. Alors il est probable que votre amour pour les larmes des nègres vous pousserait à battre leurs producteurs toute la journée, afin de les faire pleurer davantage. Pour moi qui ne possède de sucre ni en cannes, ni en magasin, mais qui tient tant soit peu à ma vieille guenille, je n’attendrai pas, pour quitter l’île, les larmes de reconnaissance des nègres, ni les larmes de bienfaisance des blancs.

— Vous partez vraiment, docteur ?

— Avant un mois. J’éprouve des craintes sérieuses quand je vois l’humanité s’attendrir.

— Vous avez été élevé à l’école de Buffon, mon cher docteur, dit alors l’abbé de la Pouyade. C’est un déiste, et comme tout déiste, un esprit rétrograde. Je suis heureux de voir que nos esprits les plus audacieux reconnaissent aujourd’hui la vérité du christianisme, de ce christianisme qui doit un jour reconstituer l’humanité. Buffon, lui, n’a pas compris le noir, il n’a pas vu quels grands principes politiques font la base de nos institutions. L’idée de l’égalité lui échappe.