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— Tu es fou ! tu es fou ! répondait-elle.

Cependant mon père, sans s’occuper de retrouver Guido, conservait sa rancune. Les baisers que mes parents se donnaient le soir n’étaient point un gage de leur bonne entente. À chaque instant ils en venaient aux insultes et aux coups. Pour moi, j’avais coutume de fuir dès que je pressentais une dispute.

Je m’en allais jusqu’au pont du Rialto, et, le visage penché au-dessus du canal, je souhaitais qu’il s’élevât de l’eau un conseil assez fort pour entraîner ma décision. Ma volonté, je dois l’avouer, chancelait encore. J’étais désespérée ; je ne croyais plus revoir Guido ; et la vie à la maison, où maintenant l’on m’accusait de sa fuite, où tout le monde se mettait contre moi, me devenait insupportable. Mais j’avais peur de ceux qui dorment sous les croix dans les cimetières : je me rappelais une fillette avec laquelle j’avais joué et qu’un jour on retira du canal. Je m’étais approchée pour l’embrasser et j’avais reculé devant l’horreur de sa personne raidie et gonflée. « On ne la maltraitera plus, la pauvre petite ! fit une vieille femme à côté de moi. — Elle ira brûler en Enfer, répondit un frère mineur. » Et je ne savais ce qu’on doit penser des morts.

Tandis que je demeurais sur le Rialto, abîmée dans ma tristesse, un moine, une dame ou un ouvrier s’intéressait en passant à ma figure, mais leur bienveillance ne me touchait pas, je ne répondais rien à leurs paroles et ils s’en allaient, impatientés de mon silence. Une fois seulement, comme je regardais les banques glisser sous le pont, je fus étonnée de voir tout à coup mon visage reproduit dans une glace qui brillait au soleil. En même temps, je reçus une petite claque sur les reins. Me redressant alors avec vivacité, j’aperçus un levantin qui me considérait en souriant et me tendait un miroir.