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formes. J’allais me pâmer de jouissance sous la lourde et victorieuse beauté, quand je reconnus son visage. Carlona ! Carlona ! criai-je. Aussitôt l’image s’évanouit et j’aperçus la maison du canal Saint-Jean-Chrysostome, le corps de l’infidèle lié à un autre corps et mon bras frappant, d’un coup irréparable, les amants enlacés. La joie de la vengeance, le désir de la conservation m’avaient abandonné, et, à l’idée de ne plus voir ma maîtresse, je sentais la même défaillance qu’en cette soirée funeste où j’appris sa trahison.

Dès lors je n’eus plus de repos. À la vision de nos luxures succédait le rappel des lettres accusatrices qu’on m’avait adressées. Avec combien d’amis m’étais-je brouillé pour cette passion dont ma jalousie s’acharnait maintenant à nier tous les bienfaits ! Il ne me restait plus même un souvenir.

Je demeurai quelque temps en proie à une fièvre délirante. Le père Antonio me soigna lui-même avec une tendre sévérité : il me forçait à prendre les remèdes, mais ma douleur le rendait pitoyable.

Lorsque je fus guéri, on me donna des taches faciles, bien qu’elles me parussent assez humiliantes. Je dus balayer la chapelle et le cloître, j’aidai le frère chargé de la cuisine à écosser les pois, à traire les vaches, à mettre le pain au four. J’avais mission de ne pas laisser un grain de poussière dans le couvent, et tout le jour était employé à laver et à nettoyer.

Souvent, lorsque mon travail ne me demandait pas une grande attention, je m’oubliais à songer à Carlona. Tantôt je la comparais à la dernière des créatures et je la chargeais de toutes mes malédictions, tantôt je pensais à son rire, à sa gaîté, à ses saillies, je la voyais amoureuse et câline, et je ne pouvais m’empêcher de pleurer. Le frère cuisinier était indifférent à ma peine. Il sentait quelle répulsion m’inspiraient ses yeux ter-