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ET LA RELIGION DU DANDYSME

dévasté, au rictus fatal, au regard hallucinant dans son étrange fixité, la riante image de Banville ? Banville a raison pourtant. Ici son témoignage s’accorde avec celui du peintre Deroy qui nous montre le jeune Baudelaire en « lion ultra-fashionable » accoudé au fond d’une vigilante rêverie, dans une attitude délicieuse de flegme et de nonchaloir.

C’est que Baudelaire, esprit précoce, est, à ce moment, en pleine possession de son génie. C’est sa période heureuse, sa phase de splendeur. Les Fleurs du Mal, qui ne seront publiées qu’en 1867, ont été presque entièrement composées de 1840 à 1845. Le poète est encore inédit, mais ses vers manuscrits courent de main en main dans les cénacles. On les sait par cœur dans les crémeries de la rue Dauphine et de la rue Saint-André-des-Arts, dans les académies et les ateliers d’artistes. Il les récite partout, au Rendez-vous des Quatrebillards, dans les « débits de consolation » et les caveaux de la rue aux Fers, à Belleville, à l’Île d’Amour, et surtout à Plaisance, au cabaret de la mère Saguet. Leur force subjuguante s’est imposée[1].

  1. Baudelaire inédit était déjà célèbre. Avant même qu’il ait publié les Fleurs du Mal, son nom revenait avec tant d’insistance dans les conversations d’hommes de lettres, qu’un jour (en 1846) Théophile Gautier (qui ne connaîtra Baudelaire qu’en 1849), agacé, confiait à Asselineau :