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comme aussi hors de l’influence de l’organe central de la volonté, c’est dans les organes immédiats des mouvements que se forment les penchants qui font l’habitude et que s’en réalisent les idées ; et c’est de ces organes que ces penchants, ces idées deviennent de plus en plus la forme, la manière d’être, l’être même. La spontanéité du désir et de l’intuition se dissémine, en quelque sorte, en se développant, dans la multiplicité indéfinie de l’organisation.

Mais c’est par une suite de degrés imperceptibles que les penchants succèdent aux volontés. C’est aussi par une imperceptible dégradation que souvent ces penchants, nés de la coutume, se relâchent si elle vient à s’interrompre, et que les mouvements sortis du domaine de la volonté y rentrent avec le temps. Entre les deux états, la transition est insensible, la limite est partout et nulle part. La conscience se sent expirer avec la volonté, puis revivre avec elle, par une gradation et une dégradation continue ; et la conscience est la première, l’immédiate, l’unique mesure de la continuité.

Non seulement, donc, les mouvements que l’habitude soustrait graduellement à la volonté ne sortent pas par cela même de la sphère de l’intelligence pour passer sous l’empire d’un mécanisme aveugle ; mais ils ne sortent pas de la même activité intelligente où ils avaient pris naissance[1]. Une force étrangère ne vient pas les diriger : c’est toujours la même force qui en est le principe, mais qui s’y abandonne de plus en plus à l’attrait de sa propre pensée. C’est la même force qui, sans rien perdre d’ailleurs de son unité supérieure dans la personnalité, se multipliant sans se diviser, s’abaissant sans descendre, se résout elle-même, par plusieurs en-

  1. Berkeley, Siris, p. 13 : « … Puis donc que ce n’est pas du musicien lui-même que procèdent ces mouvements, il faut que ce soit de quelque autre intelligence active ; peut-être est-ce de cette même intelligence qui gouverne les abeilles et les araignées, et qui meut les membres de ceux qui marchent en dormant. »