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V. — Le Roi des Anticléricaux

De 1880 à 1885, Léo Taxil devint le roi des anticléricaux, et l’on verra que, si une foule énorme le suivait, quelques libre penseurs se faisaient au moins l’honneur d’en être dégoûtés.

Il lança pour ses débuts une brochure tapageuse, À bas la Calotte, qui tira à 130.000 exemplaires. Il y romançait son passage à Mettray et mettait en scène Mgr Guibert, archevêque de Toul. Plus tard Léo Taxil reconnut qu’il n’avait jamais vu le prélat, et qu’il ne l’avait fait figurer dans son dialogue « que pour donner plus de piquant au récit ». Là comme ailleurs, il se montre incapable d’exprimer la vérité, et soucieux seulement de ce qui va duper le lecteur.

Ensuite paraît un hebdomadaire, L’Anticlérical, qui tirera jusqu’à 60.000 exemplaires. C’est un instrument de diffamation par excellence. Chaque numéro contient les accusations les plus croustillantes et les plus infâmes, avec un grand renfort de détails qui donnent l’illusion de la vérité. Chez Léo Taxil, le mensonge est essentiellement cet art du détail, de l’affirmation tellement précise qu’elle semble vraie et qui n’en est que plus fausse : il suffit le plus souvent d’y aller voir, mais Taxil sait bien que pour un curieux qui vérifiera, cent mille lecteurs croiront dur comme fer ce qu’il a affirmé.

Tout ce que l’on peut soulever pour ridiculiser la religion catholique et la rendre odieuse est mis en œuvre dans L’Anticlérical. Plaisanteries obscènes, philosophie simpliste, exploitation tendancieuse de l’histoire, traits d’avarice chez les prêtres, de brutalité ou d’immoralité, c’est une perpétuelle agitation des plus basses matières sans aucun souci de la vérité ni d’authenticité : il s’agit de flatter un nombreux public auquel on fait tout croire parce qu’il a admis d’avance que « les curés » sont capables de tout et qu’il n’a comme moyen de vérification que la chronique scandaleuse de son milieu.

On appliquait la méthode historique de Léon Bienvenu, qui se fit une espèce de célébrité avec de bas coq à l’âne signés Touchatout. Il disait : « On ne peut pas connaître tous les crimes commis par les papes ; en en racontant deux ou trois fois plus qu’on n’en sait, on restera donc toujours sûrement au-dessous de la vérité. »

Taxil appuie son journal d’une librairie qu’il installe en plein quartier Latin, rue des Écoles ; c’est la Librairie Anticléricale d’où partiront pendant des années des milliers de volumes aux titres raccrocheurs et aux allures infâmes.

Tous les bouquins de Léo Taxil, — c’est sa marque de fabrique, — portent des titres en capitales énormes, qui occupent toute la largeur du volume. Les couvertures sont de couleur criarde, souvent d’un rouge sang de bœuf. L’œil est accroché, bouché, halluciné. Taxil est par excellence tapageur. Cet homme n’a rien fait de discret.

On citera, et il n’en faut pas plus pour donner une idée du genre, quelques-uns des volumes dont il fit la pâture de la bourgeoisie française, et aussi du peuple. Cela s’appelle Les Soutanes grotesques, La Chasse aux Corbeaux, Les Pornographes sacrés, etc. Dans le genre tintammaresque de Touchatout, Taxil bâcle une ignoble Vie de Jésus, avec des dessins qui sont tout autant une dérision de l’art que des choses pieuses. Il fait semblablement une Bible amusante. Et pour atteindre le disciple après le maître, il écrit d’effroyables histoires sur les papes.

La Papauté sera toujours l’objet de l’obscène dilection de Léo Taxil. Il lui réservera ses pires ordures dans sa première phase, comme après sa « conversion » il s’efforcera particulièrement de la compromettre par ses baisers de Judas ; et c’est contre elle que démasqué, il lâchera ses derniers blasphèmes. L’un des mystères que l’on rencontre en cet homme, c’est qu’il est hurluberlu, léger, blagueur, sans plus de science que de foi ; et que pourtant il obéit sans cesse à une sorte de génie obscur, qui le guide vers ce qu’il y a de plus ignoble, de plus pernicieux, de plus malfaisant. Qu’y avait-il derrière Taxil ?

Dans ses romans contre les Papes, tant il poussait loin une audace calomniatrice que personne n’a jamais dépassée, il ne se souciait aucunement même d’être vraisemblable, bien loin de chercher à être vrai. Rencontrant des légendes toutes faites que ses lecteurs ne lui eussent pas permis de négliger, il se contentait de les reprendre, de les amplifier et de les enrichir. L’histoire de la Papesse Jeanne prenait sous sa plume tous les caractères qu’il faut pour que le lecteur anticlérical soit bien gorgé de scènes scabreuses, d’aventures plus infâmes les unes que les autres, de tout ce qui peut permettre de croire que le Vatican a toujours été le lieu le plus extravagamment débauché de la terre.

Mais Taxil n’avait même pas besoin de ce fond de légende quand il s’agissait de la période moderne. Avec le cynisme le plus désinvolte, il inventait toute une chronique crapuleuse qu’il plaçait sans la moindre apparence dans les couvents et chez les princes de l’Église. Il était tellement inepte et révoltant qu’il échappait à toute réfutation ; pour le bon public, c’était imprimé.

Parmi l’élite des libres penseurs, ces infamies n’étaient pas vues de bon œil ; c’est la foule qui applaudissait. Le succès était grand, et la Librairie Anticléricale faisait des affaires d’or. Taxil devint tellement le grand homme de l’anticléricalisme que les journaux de province qui voulaient se lancer lui demandaient des feuilletons. C’est ainsi que fut écrite une des œuvres les plus ignobles du temps : Les Amours secrètes de Pie IX. La calomnie y est aussi atroce que basse. On peut dire à ce propos que les Papes ont été les plus injuriés des hommes.

Taxil s’est défendu d’être l’auteur de ce livre, tout en reconnaissant en avoir fourni l’idée et la matière. Un certain Georges Moynet, rédacteur au Figaro, qu’il laissa nommer, s’en défendit en lui infligeant une volée de coups de canne. Il importe peu de savoir quel obscur tâcheron a tenu la plume, puisque c’est pour le compte et sous l’inspiration de Taxil. Pour donner une idée de ses procédés, il nous suffira de retenir cet aveu, qu’il a cyniquement formulé lui-même : « La moralité étant la vertu souveraine d’un pape, il fallait donc représenter le pontife défunt comme un homme perdu de débauches… mais ce n’était pas tout. Il s’agissait, pour donner plus de saveur à l’œuvre, d’inventer un curé Meslier quelconque. Nous créâmes donc de toutes pièces un imaginaire camérier secret du pape, à qui fut donné le nom de Carlo-Sébastiano Volpi, et le roman parut avec cette signature apocryphe. Même, j’écrivis une lettre du prétendu camérier, laquelle fut publiée en guise de préface et contribua à mieux duper le public. »

On voit ici le procédé à nu : on invente, comme s’il s’agissait d’un feuilleton, avec la même liberté que si l’on mettait en scène des personnages imaginaires ; et on allèche le public en employant des personnages réels et supposés pour donner l’illusion que c’est de l’histoire. La réussite d’une aussi totale imposture vient de son énormité même. Comment croire qu’un homme ose ainsi raconter de pareilles histoires, en les appuyant de semblables autorités, s’il n’y a rien de vrai, rien absolument ? Cet absolu du mensonge déconcerte les honnêtes gens. Taxil le pratiquait en maître ; Thérive devrait bien nous laisser dire en super maître !

Au cours de l’imposture Diana Vaughan, nous le verrons agir exactement de la même manière : cette fois, c’est la lettre d’un aumônier de couvent, qu’il invente pour mettre en préface d’une élucubration pieuse attribuée à sa luciférienne convertie.

Pour l’honneur du public méridional, moins intoxiqué à cette époque que le public parisien, il faut dire que le journal où parut l’infâme feuilleton de Taxil dut en suspendre la publication, devant les réclamations de la clientèle : dans les journaux d’alors, si l’opinion radicale plaisait au mari, le roman devait convenir à la femme, encore catholique. L’œuvre de Taxil, trop brutale et trop crue, nuisait à la prospérité du journal. Un roman si immonde ne pouvait être perdu pour si peu. Taxil en recommença la publication dans son Anticlérical, en attendant de l’éditer en livraisons.

Quant à ses procédés de lancement, on pourrait leur consacrer toute une étude. Il faisait, par exemple, une énorme publicité sur ce thème : Réaliser un bénéfice de 300.000 fr., et avoir, en outre, l’avantage de connaître en détail la profonde perversité des prêtres ; cela signifiait qu’à tout acheteur d’une publication sur les livres secrets des confesseurs, on donnerait une participation de moitié dans un billet de la Loterie des Arts décoratifs.

Parmi les plus grossières inventions de Léo Taxil, il y eut les billets de la Sainte Farce. C’était une parodie du billet de banque, avec des caricatures ridiculisant des prêtres et des religieuses ; sur quelques-uns on voyait le pape en costume de galérien avec le chiffre 13. Ces billets étaient signés : Ernest Renan, encaisseur des anathèmes, et vu pour le contrôle, Léo Taxil.

On voit jusqu’où allait dans la propagande anticléricale cette imagination effrénée. Taxil fut un des premiers à employer les messageries des journaux pour la vente populaire de ses volumes, et il fait aux dépositaires la remise alors inconnue de 40 %.

VI. — Les menus ennuis d’une industrie prospère.

Les publications de l’Anticlérical et de sa librairie étaient toujours de grosses réussites financières. Taxil prétend avoir payé au collaborateur de son roman, plus haut désigné, 60.000 francs pour une seule année (il faudrait multiplier aujourd’hui par le coefficient huit) : les affaires étaient magnifiques.

On rencontrait quelquefois cependant des obstacles. Le neveu de Pie IX, le comte Girolamo Mastaï, intenta un procès en diffamation devant le Tribunal de Montpellier, à la suite de la publication du livre ignoble de Taxil sur le Pape défunt. Un jugement du 29 décembre 1881 prononça une condamnation à 60.000 fr. de dommages-intérêts, et 5.000 fr. d’insertion dans 60 journaux. Taxil se réfugia dans le maquis de la procédure et sut assez habilement faire traîner les choses en longueur jusqu’à ce qu’une prescription de délai l’eût tiré d’affaire. Il semble cependant avoir gardé de ces lourdes condamnations une sorte de frayeur.

Ne croyez pas qu’il ignorait la correctionnelle. Il en était devenu l’habitué, car il arrivait que des prêtres traînés dans la boue le poursuivissent : pas assez souvent ! Entre autres condamnations, le Tribunal d’Auch lui infligea, le 15 novembre 1879, pour diffamation envers l’abbé Duc, directeur de la Semaine religieuse d’Auch, 50 francs d’amende, 500 francs de dommages-intérêts, 350 francs d’insertion ; la Cour d’Angers, le 3 mai 1880, pour diffamation envers les Frères des Écoles chrétiennes, 300 francs d’amende, 3.000 francs de dommages-intérêts, 800 francs d’insertion ; à Paris, le 13 avril 1883, il écope 12,000 francs de dommages-intérêts pour diffamation envers six congrégations religieuses. Un séminaire de Dinant le fait aussi condamner à 4.000 francs de dommages-intérêts pour diffamations réitérées ; : un desservant du Var n’obtient que 200 francs, etc., etc. Cette liste suffit à montrer de quelle sûreté étaient les informations de l’Anticlérical.

Ce qui est surprenant et ne plaide guère en faveur de la justice, c’est qu’une pareille industrie ait pu vivre sans succomber sous les amendes. Ce qu’avait à payer Taxil lui était sensible, peut-être parce que ses bénéfices ne lui restaient pas tout entiers ?

Une autre aventure lui survint, dont il ne se tira pas sans un nouveau discrédit.

Naturellement, la librairie anticléricale reproduisait, dans des volumes à bon marché, toute la pouillerie d’ouvrages antireligieux qui traîne dans les bas fonds des bibliothèques. Taxil se vante d’avoir « amplifié le mensonge de Voltaire » en réimprimant, sous le nom du faux curé Meslier, et les œuvres qu’on lui avait prêtées déjà, et d’autres œuvres encore.

Son habitude de la tromperie était si bien une seconde ou sa véritable nature qu’ayant, par défi, envoyé certains de ses ignobles ouvrages à Rome, il annonça lui-même qu’ils étaient mis à l’Index. La nouvelle devenue vraie, il publia une prétendue bulle d’excommunication qui aurait été fulminée contre lui. Les journaux de son parti reproduisirent cette bulle en se moquant à qui mieux mieux de son absurdité. Taxil révéla plus tard qu’il avait pris le document dans le Tristram Shandy, de Sterne, C’est la manie du faux dans toute son horreur. Il serait trop simple de n’y voir qu’une farce. Peut-être cependant Taxil trompe-t-il encore, même quand il dénonce sa turpitude.

L’histoire qui le rendit ridicule parmi ses propres amis vint de cet absolu manque de scrupules. On lui apporta un jour un recueil de poésies anticléricales, signé Auguste Roussel. Or, c’était le nom d’un des principaux collaborateurs de Veuillot à l’Univers, un homme des plus estimables et dont les convictions n’avaient jamais varié. Mais pour Taxil, auteur entre autres répugnants ouvrages d’une Vie de Veuillot Immaculé, l’Auguste Roussel de l’Univers n’était pas plus respectable que personne. Il imagina, avec quelques confrères de la presse antireligieuse, de présenter le recueil de poésies en question comme un péché de jeunesse du journaliste catholique ! Le moindre souci d’information eût montré que c’était là une stupidité pure ; mais Léo Taxil préfère ne pas s’informer.

Il réimprima donc le volume, Les Sermons de mon Curé, à grand renfort de réclame, dans un des fascicules à bon marché qui paraissaient tous les trois mois sous le titre général : Bibliothèque Anticléricale.

Nous ne savons pas ce que fit le rédacteur de l’Univers, dont la solide réputation pouvait dédaigner une attaque aussi basse. Mais c’est d’ailleurs que se produisit une réclamation. L’auteur du bouquin, qui signait dans ses derniers jours A. Roussel, de Méry, avait légué ses œuvres à un ami, Émile de Beauvais. Celui-ci intenta un procès à Taxil, et il obtint en première instance des dommages-intérêts qui furent doublés en appel. « Mais, protestait Taxil, ce n’est pas à M. de Beauvais que je voulais nuire ! C’est à M. Auguste Roussel, de l’Univers ! — Raison de plus, ripostait le Tribunal, choqué de ce cynisme. » Sur quoi Taxil fut plus malin. Il transigea avec l’héritier d’Auguste Roussel, en lui offrant une réédition nouvelle à son bénéfice des Sermons de mon Curé. Il se tirait du procès par une bonne affaire, mais sa réputation plus que douteuse de forban de lettres avait acquis son lustre définitif. La conversion même ne lui ôtera plus ces aspects trop luisants.