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TROIS PARMI LES AUTRES

qui émerge d’un tas d’icebergs en coton hydrophile, le tout sous verre. Grâce me faisait sur le front un massage japonais. Tu racontais une histoire drôle, avec ta voix de mezzo, sérieuse comme toujours. Les autres riaient comme des petites folles. Je regardais les étoffes de vos robes (c’est tellement joli une étoffe, tellement plus voluptueux que la peau, tu ne trouves pas ? Si tu ne mets plus la robe en crêpe de Chine rouge que tu portais ce soir-là, veux-tu m’en envoyer un morceau ?)

« Je rêvais d’un harem chaste — d’un harem de jeunes filles qui aurait fait dans ma chambre, pour m’endormir, ce bruit d’abeilles et semé dans l’air leur odeur fine, pure de toute odeur mâle, et l’essence de leur esprit joyeux. Comme vous faisiez ce soir-là, mes amies.

« Grâce s’est mariée hier. Elle a épousé le directeur de la publication pour laquelle elle dessinait des figurines de modes. Un homme de quarante ans, pas beau. Mariage à la mairie en costume tailleur (Grâce, très chic). En sortant, on se sépare : le mari et la femme avaient un déjeuner d’affaires, chacun de son côté. Ils se sont donné rendez-vous pour dîner au buffet de la gare de Lyon. Là-dessus les dames de jadis (à commencer par ma mère) poussent des cris d’orfraie : elles regrettent évidemment la fleur d’oranger et les grivoises larmoyades de leur nuptialité, et les vieux messieurs piquent des fureurs de homard. Ils ne comprendront jamais le raffinement de pudeur qu’il y a dans notre insolence. Le mariage de Grâce est un chef-d’œuvre. Elle mériterait presque qu’on lui pardonnât de s’être mariée.