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TROIS PARMI LES AUTRES

Antoinette, mon idéale Antoinette, essaie donc un peu de te passer des corps…

« Bien sûr, il y a des degrés dans la tyrannie. Oh ! le corps a ses finesses. Tout à l’heure, par exemple, lorsque cette enfant t’a touché le bras dans son demi-sommeil, tu as pensé avec attendrissement : « Quelle singulière éloquence elle possède dans les gestes, elle qui se plaint de manquer d’éloquence parce qu’elle ne sait pas se servir des paroles. Qui donc saura traduire pour elle le chant aimant et doux qu’est l’harmonie de ses mouvements ? » Et veux-tu te souvenir de ce que tu as pensé après ?

« Tu as pensé : « Il viendra quelqu’un qui prétendra le traduire, ce chant. Mais il le traduira dans son langage à lui, qu’il lui enseignera sans se douter de ce qu’il saccage et qu’il transforme une douce modulation musicale en une rauque et barbare mélopée pleine de cris.

« Et n’est-ce pas qu’à ce moment tu as éprouvé une rage hostile contre celui qui viendrait ? Veux-tu que je te dise, Antoinette ? À ce moment, tu avais l’âme d’une belle-mère. Ça n’est pas une raison pour ne pas réfléchir un peu.

« Quelle est cette pensée dans laquelle tu te réfugies ? Cette ombre que tu appelles au secours de ton désarroi ? Bruno ! Bruno, ombre d’homme, la plus secrète des ombres qui aient jamais peuplé une cervelle féminine. Bruno, connu de nous seuls, n’est-ce pas ? Annonciade elle-même, la confidente, ne soupçonne pas son existence. Avoue que tu crains le ridicule. Et puis, comment dépeindre un homme qui n’existe pas ?

« Bruno, le compagnon inventé par tes quinze