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TROIS PARMI LES AUTRES

maison de campagne, qu’elles nous fichent la paix, surtout, et qu’on ne les voie plus ! »

Pour elle, elle restera à Paris, comme une fille dévouée qui ne veut pas quitter ses chers parents. Elle travaillera. On la plaindra. Elle aura infiniment de mérite et un teint pâle que son entourage remarquera et qui fera honte à Annonciade, au retour des vacances.

Oui, elle ira travailler à la Bibliothèque Nationale. Les vieux habitués qui la verront entrer tous les matins, se décoiffer d’un geste vif et pencher son front blanc sur les livres se diront : « Quelle est cette jolie jeune fille qui travaille si assidûment, au lieu de flirter sur une plage comme ses pareilles ? » En levant la tête, elle verra luire un sourire d’amitié dans des yeux myopes. Elle y répondra par un regard de sympathie sérieuse et réservée, quelque chose qui correspondrait à la révérence de la demoiselle de Saint-Cyr complimentée par un barbon. Puis, avec lenteur et soupirant un peu pour montrer qu’elle est lasse, elle abaissera les cils sur son livre, un sévère Traité de droit civil.

Un sévère Traité de droit civil… À moins que ce ne soit les Vies des honnestes dames ou bien les Mémoires de l’abbé de Choisy. Suzon, pacifiste, préfère l’histoire des mœurs à l’histoire des guerres. Ce n’est pas seulement l’attrait du scandale qui lui inspire tant de goût pour les Mémoires de l’abbé de Choisy, ce joli homme « cauteleux, doucereux, mystérieux » qui courait la province vêtu en femme de qualité, paré de faux bijoux et si habile à berner Mesdames les lieutenantes générales que celles-ci confiaient leurs filles à la belle