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TROIS PARMI LES AUTRES

Son père, Olga, apparaissaient, disparaissaient, se confondaient avec certains ivoires chinois du salon, puis se retrouvaient eux-mêmes. À un moment, elle vit avec netteté une main de femme qui se détachait sur un rideau de soie vert pâle : longue, fine, une simple alliance d’or à l’annulaire, c’était la main de sa mère, telle qu’elle avait dû la voir un jour, ainsi posée, exactement : les doigts joints, le pouce un peu rentré sous l’index dont l’ongle bombé brillait, les deux doigts pinçant un pli du rideau vert pâle, qui était celui du bureau de son père. Subitement, une autre main prit la place de la première, occupant la même position sur le rideau, l’alliance brillant au même doigt ; elle avait la paume large, les doigts courts et pointus : la main de femme-taupe qu’Antoinette avait remarquée chez Olga et qui lui inspirait une répugnance insurmontable.

Ces visions connues étaient entremêlées d’apparitions confuses qu’il lui était impossible d’identifier et qui traversaient son cerveau comme une douleur organique traverse le corps, laissant une impression d’angoisse indéterminée. D’autres, plus précises, n’étaient pas plus cohérentes. Un enfant pleurait, rudoyé par une voix d’homme : souvenir d’une scène de la rue, sans doute. Une femme parvenue au dernier terme de sa grossesse se traînait le long d’un mur ensoleillé, poussant son ventre devant elle, comme une brouette : celle-là, d’où pouvait-elle bien sertir ? Puis elle croyait respirer l’odeur de déchets vivants qui monte de la bouche brûlante du métro à sept heures du soir et elle ressentait dans ses membres la fatigue du peuple las, empilé dans les wagons.