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TROIS PARMI LES AUTRES

coulaient parallèlement la route, la voie du chemin de fer et le canal de Bourgogne. En face, la colline de Grignolles. Plus bas, Frangy. Vide.

Elle concentra toute son attention sur la bande blanche jalonnée par les fuseaux des peupliers. C’est par là qu’ils étaient partis. Mais elle eut beau faire, aucun échange ne s’établit entre elle et le paysage que deux voitures fuyantes avaient traversé comme un obus traverse l’eau. L’air tranquille reposait sur la cime des peupliers, qui maintenaient la coulée de pâte amorphe de la route.

Cernée de lumière, Antoinette insensible regardait tour à tour la vallée lointaine, le verger proche, avec la mine d’un joueur ruiné qui voit fondre ses dernières ressources.

Elle tourna le dos à ce décor vidé de sa substance et rentra dans la maison. Les livres… Machinalement, elle promenait ses doigts sur les reliures ; elle passa sur un dos de cuir rouge et retira sa main par un vif réflexe, comme si elle se fût brûlée. Elle venait de toucher la Rôtisserie de la reine Pédauque. Son deuxième mouvement fut de prendre le livre : au moins celui-là provoquait en elle une réaction. Mais en tournant les pages, elle ne retrouva rien de l’élancement qui l’avait traversée tout à l’heure. Les mots imprimés ne parvenaient pas jusqu’à son esprit. Tout s’abîmait dans une mer d’inertie. Elle remit le volume en place, laissa tomber ses bras le long de son corps, regarda Moïse qui remuait la queue avec cordialité.

Elle n’avait rien à faire. Elle n’attendait personne. Ce qu’elle cherchait tout à l’heure, elle ne pouvait pas plus le rejoindre qu’un mort ne peut rejoindre sa vie passée. Joie, souffrance, émotions,