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trois parmi les autres

— Et toi ?

Le rire d’Antoinette découvre ses dents solides et blanches :

— Moi, je lui tords le cou.

Elles rient. Le temps passe. Antoinette montre à son amie sa nouvelle robe d’été.

— Finalement, qu’avez-vous décidé pour vos vacances ? Où vas-tu ?

Le visage d’Annonciade se rembrunit :

— Je ne sais pas si nous partirons. Les affaires de papa… les miennes… Et Suzon a été recalée à l’oral de son examen, tu sais… Je crois qu’elle veut rester à Paris pour travailler cet été…

Antoinette comprend et s’explique du même coup l’air de lassitude qui fanait tout à l’heure ce visage sensible. Annonciade souffre du mal d’argent.

Le sort qui a pétri cette jeune fille d’une pâte exquise, faite pour la lingerie en crêpe de Chine et l’oubli des contingences vulgaires, s’est joué d’elle en la jetant au monde à une époque où les appétits se révèlent brutaux, les fortunes, instables, le travail, féroce. Élevée sans précaution au milieu des soucis domestiques et des discussions comptables qui sont le pain aigre de la plupart des ménages, Annonciade considère le besoin d’argent comme une peine infamante. Son travail, en temps ordinaire, lui permet d’alléger cette cangue, mais il arrive que les couturiers se lassent du batik et que le règne de l’étoffe unie succède à celui de l’étoffe peinte…

Dans l’appartement cerné par le dimanche parisien, le silence retombe. On entend la petite fille de la concierge qui compte à haute voix