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TROIS PARMI LES AUTRES

croissante de la vie végétale. Le faisceau lumineux éclairait une route rose, couleur de sève d’arbre, douce aux pneus.

Une forte descente, puis la voiture pique droit vers l’immense tapis noir d’une forêt. Suzon vit les grandes fougères, plus hautes que sa tête : le rayon illuminait l’envers des palmes, criblé de spores brunes — et le défilé silencieux de ces plantes vieilles comme le monde, de chaque côté de leur course, semblait ne jamais devoir finir.

Quand cessèrent les fougères, ils se trouvèrent enserrés entre deux épaisseurs de futaie si dense que la lumière du phare s’y émoussait, égratignant à peine, de-ci de-là, quelques troncs. Le soleil ne devait jamais arriver jusqu’au sol de ces sous-bois défendu par un entrelacs de branchages inextricable. On pressentait la vie blême, larvaire, qui végétait dans cet étouffement humide, pullulant de germes avortés. Suzon, recroquevillée, luttait contre la peur que la forêt lui soufflait au visage avec l’odeur anisée des chênes et la volupté cadavérique tenue au frais dans le tissu des mousses et des champignons.

Une phrase l’obsédait : « La France s’appelait autrefois la Gaule, Elle était couverte de forêts où vivaient des loups, des ours et des aurochs. » C’est par cette phrase qu’elle avait commencé d’apprendre, à sept ans, l’Histoire de France.

Quand ils débouchèrent enfin sur un plateau, elle faillit pousser un cri de délivrance. Bertrand ralentit, sans raison apparente, circulant doucement dans un mélancolique désert de pâturage où des vaches blanches ruminaient à la lueur des étoiles. Pas une maison, pas un feu. Au loin, l’on-