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TROIS PARMI LES AUTRES

le milieu de la route et n’éteignait pas ses phares, Bertrand ralentit en prenant sa droite. L’auto passa, vivement éclairée à l’intérieur, et ils virent un vieillard en habit de soirée, étendu sur les coussins, la tête renversée, la bouche ouverte, les joues creuses sur lesquelles moussait un peu de barbe. À ses côtés, une dame opulente et raide se tenait assise et regardait droit devant elle, comme si son collier de chien en pierreries eût été le carcan qui la maintenait au pilori.

— Avez-vous vu ? souffla Bertrand. Est-ce que c’est elle qui l’a tué ?

— Le fait est qu’il avait l’air d’un cadavre, répondit la petite en frissonnant.

— C’est probablement le président de quelque société Burgondia qui revient de Dijon où il a trop bien banqueté et qui ronfle à côté de sa digne épouse…

Cependant, le caractère inquiétant de cette vision les poursuivit longtemps. Ils avaient vu passer les figures de la Mort et de l’Ennui.

Suzon se serra plus étroitement contre son compagnon, aspirant du fond de la poitrine les émanations de la terre endormie. Lui, l’avait enlacée du bras gauche, maintenant le volant d’une seule main ; la jambe tiède et fuselée qui doublait la sienne le gênait considérablement pour la manœuvre des pédales, mais il sentait bien qu’opposer à ce corps complaisant les exigences du mécanisme eût été une offense impardonnable. Aussi, tandis qu’il conduisait, les yeux fixés sur le faisceau de lumière poudroyante, deux impressions alternées se partageaient sa conscience ;