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trois parmi les autres

gueil et de triste joie : se précipiter du haut du balcon, sauter dans la Seine, se laisser mourir de faim, etc., etc… Il lui avait fallu vivre avec l’idée encagée dans son cerveau et qui ne lui laissait pas un moment de répit. C’était comme l’incubation perpétuelle d’un choléra qui n’eût pas voulu se déclarer. Cela dura jusqu’au jour où Antoinette découvrit Rabelais dans la bibliothèque de son père et apprit de lui la souveraineté du rire. Mais elle n’osait pas conseiller ce catéchisme à Annonciade, qui ne lui paraissait pas faite pour fraterniser avec frère Jean des Entomeures. Elle se taisait donc sur ce remède. Mais à la voir si sûre d’elle et si sage, seul pilote de sa vie à l’abandon, Annonciade en éprouvait un réconfort. Peut-être qu’elle aussi arriverait un jour à posséder tous les courages qu’elle admirait chez son amie : envisager un avenir tout occupé d’études austères, déclarer qu’on pouvait aimer la vie sans être heureuse, contredire les professeurs, ne pas bafouiller au tableau noir, toiser avec un calme dédain, au coin des rues, ces guetteurs qui épient les écolières en se cachant des sergents de ville… Toutes ces audaces qui lui semblaient participer d’une intrépidité surhumaine, oui, vraiment, de la nature des anges, toutes ces audaces daigneraient peut-être un jour animer son âme frileuse de vaincue.

À vingt ans, Annonciade ne croyait plus aux anges, ni aux miracles. La vie l’épouvantait toujours, bien qu’elle y trouvât des joies.